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Le crépuscule des humains

Une personne de mon entourage divisait les êtres en trois catégories : ceux qui préfèrent n’avoir rien à cacher plutôt que d’être obligés de mentir, ceux qui préfèrent mentir plutôt que de n’avoir rien à cacher, et ceux enfin qui aiment en même temps le mensonge et le secret. Dans quelle case vous situez-vous, cher lecteur ? Vous me diriez peut-être : les mensonges ne mettent-ils pas quelques fois sur la voie sacrée de la vérité ? Tout aussi vrai qu’un fait est oublié dès qu’il a succombé à l’insistance que met l’esprit à le considérer comme ni vrai ni faux. C’est d’ailleurs là la même démarche de l’esprit qui fait que plus un homme s’accuse et plus il a le droit de vous juger. Mieux, il vous provoque à vous juger vous-même, ce qui le soulage d’autant. En somme, tout est question de prisme. Même le mensonge est vérité pour peu qu’on veuille y mettre tout le zèle de la conviction. Tout comme toute vérité est mensonge puisqu’elle peut céder sa place à son contraire pour peu que l’on ait l’humeur de celui qui n’aime pas plonger dans le même fleuve deux fois. Ici, aucune dialectique de pacotille paraphrasant Héraclite d’Ephèse. Non, il n’est question que de perception dans la vie et de points de vision. Certains appellent cela le champ oculaire. Et comme les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort, il faut se résoudre à l’idée que tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n’avez droit qu’à leur scepticisme. On voit parfois plus clairement dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai. La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge au contraire est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur. On y ajoute le crédit de la mortalité, est le tour est joué.
Prenez un homme. Prenez tous les hommes. Ils laisseront échapper cent occasions de faire le bien pour une occasion de se mêler des affaires des autres sans qu’on le leur demande. Ils négligeront, ils oublieront de voir des opportunités, des occasions de richesse, de réputation, de bienfait et parfois même de méfait, mais ils ne manqueront jamais une occasion d’intervenir. Pourquoi, à votre avis, cher lecteur ? Un ami dira que trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. À vous de voir. Dans ce même jeu de vérité-mensonge, vous trouverez toujours une catégorie humaine, très portée sur la véracité. Elle ne laisse échapper aucune occasion pour faire l’apologie de l’attendrissante faculté des hommes à jouir de leurs vérités. Dans le même registre, d’autres vous diront de surtout ne pas croire ses amis quand ils vous demandent d’être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu’ils ont d’eux-mêmes en les fournissant d’une certitude supplémentaire qu’ils puiseront dans votre sincérité. Moi, je dis que pour ceux qui ont le satanisme vertueux, il faut habiter conjointement tous les cercles de l’enfer avec chambre sur vue du côté jardin du paradis.

 

Dans le cas inverse où l’on a du mal à se voir comme une source de dogme, on devient prophète. Que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète lorsqu’on perd pied et quand on est convaincu du bien-fondé de ses convictions. Mais un prophète réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, un prophète vide pour temps médiocres, un Elie sans messie, bourré de fièvre et d’alcool, le dos collé à une porte moisie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement.

 

C’est la seule image possible pour vivre. Mais pour cela, encore faut-il exister. Ici me vient une image puisée quelque part dans un des romans de Soljenitsyne : un malade condamné par ses métastases est le seul à jouir de la vue sur le dehors dans cette grande salle-dortoir. Chaque jour, il décrivait à ses compagnons de maladie toute la luxure de ce jardin qui fleurit de l’autre côté des murs. Il parle de couples amoureux, de femmes belles se baladant au bras de leurs maris, d’enfants enjoués et bercés par le jeu, de ruisseaux argentés où l’on vient se mirer avant de s’étendre sur l’herbe humide. Des années passent et le jeune malade passe l’arme à gauche. On tire au sort celui qui prendra sa place près de la fenêtre. Un vieillard sur le retour tire sa chance. Il pose ses affaires sur le lit et regarde ce paradis tant décrit par le jeune défunt. Il découvre un terrain vague qui sert de poubelle où les détritus forment des monticules aussi hideux que les tumeurs des malades. Il comprend alors tout le travail fait par ce jeune homme face à la laideur de la vie. Il se met sur le lit et quand on lui demande de raconter ce qui se passe dehors, il décrit les arbres qui fleurissent, les plantes luxuriantes, les oiseaux qui voltigent, les couples transis par l’amour, l’enfance sans soucis, l’eau qui coule comme ce sang coagulé dans ses veines. Mensonge ou vérité, alors ? Aujourd’hui, l’humanité est frappée de lyrisme cellulaire.

Tout est circonscrit. Les espaces se réduisent et enchâssent les hommes. Ce n’est pas plus mal dans un sens surtout que le cœur des hommes est tellement vide que le vent peut les emporter. Alors quelle parade face à la vacuité ? Un autre ami pourrait me dire que nul homme n’est hypocrite dans ses plaisirs. Il peut même m’expliquer que l’acte d’amour est un aveu, que l’égoïsme y crie, ostensiblement, que la vanité s’y étale ou bien la vraie générosité s’y révèle. Pour ceux qui ont déjà touché du doigt le suc même de la vie, la question ne se pose même plus. Ceux-là préfèrent coucher avec le mystère. Après un certain âge, tout homme est responsable de son visage, me dira toujours mon ami avant d’ajouter que dans ce calcul sur le mystère de la vérité et le caché du mensonge, il est parfois question de liberté. Mais la liberté c’est une corvée, une course de fond bien exténuante.

 

Aujourd’hui, l’humanité est frappée de lyrisme cellulaire. Tout est circonscrit. Les espaces se réduisent et enchâssent les hommes. Ce n’est pas plus mal dans un sens surtout que le cœur des hommes est tellement vide que le vent peut les emporter. Alors quelle parade face à la vacuité ? Un autre ami pourrait me dire que nul homme n’est hypocrite dans ses plaisirs. Il peut même m’expliquer que l’acte d’amour est un aveu, que l’égoïsme y crie, ostensiblement, que la vanité s’y étale ou bien la vraie générosité s’y révèle.

 

Comment faire quand on sait qu’au bout de toute liberté, il y a une sentence ? Mon ami dira que voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu’on souffre de fièvre, ou qu’on a de la peine, ou qu’on n’aime personne. C’est là qu’un autre problème vient s’incruster : la conception même du grand espace face à soi et de soi dans son propre espace. Pour ceux qui ont le complexe du verrou, il faut corriger l’injustice par le hasard. Camus nous dira que la justice étant définitivement séparée de l’innocence, celle-ci sur la croix, celle-ci au placard, l’être humain a le champ libre pour travailler selon ses convictions. C’est là que le charme des êtres entre en jeu et opère la jonction entre la vérité, le mensonge, le mystère et la clarté. Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.
C’est cette denrée rare qui fait la différence. On l’a et on se permet de jouir de ses convictions. On ne l’a pas et on devient comme ce propriétaire russe qui faisait fouetter en même temps ceux de ses paysans qui le saluaient et ceux qui ne le saluaient pas pour punir une audace qu’il jugeait dans les deux cas également effrontée. Cas épineux qui pose un dilemme de conscience. Mais peut-être n’est-ce là qu’un ultime signe que les empires et les églises, comme d’ailleurs tous les lieux de culte, naissent à l’ombre, de l’injustice et de la mort. Dans le cas inverse où l’on a du mal à se voir comme une source de dogme, on devient prophète. Que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète lorsqu’on perd pied et quand on est convaincu du bien-fondé de ses convictions. Mais un prophète réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, un prophète vide pour temps médiocres, un Elie sans messie, bourré de fièvre et d’alcool, le dos collé à une porte moisie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement.


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