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Hommage à Paul Auster : Souvenir d’une rencontre à Brooklyn

Par Abdelhak Najib


Paul Auster, auteur américain prolifique de romans, poèmes et films propulsé sur la scène littéraire internationale par sa “Trilogie new-yorkaise”, est mort de complications d’un cancer du poumon à l’âge de 77 ans. Hommage à un grand monsieur.

J’ai appris ce matin, avec une profonde tristesse le départ vers les étoiles d’un grand monsieur et d’un grand écrivain de notre temps. Le départ d’un homme de cet acabit me touche profondément d’autant plus que j’ai eu cet immense plaisir de le rencontrer à Brooklyn, un jour d’automne, quand j’ai frappé à sa porte et qu’il m’a souri en acceptant la visite d’un inconnu, écrivain débutant, venu du Maroc pour rendre visite et discuter quelques instants avec un grand écrivain de notre époque. J’ai gardé de cette brève conversation le souvenir d’un monsieur simple et humain. Aujourd’hui, j’écris ces mots pour lui témoigner mon estime.
En effet, ce n’est pas le portrait d’un homme de lettres, ce n’est pas là l’esquisse du profil d’un littérateur qui revient sur plus de trois décennies d’écriture pour nous livrer un récit concis, et parfois fier sur la carrière, le travail accompli et autres auto-satisfactions. Rien de tel chez Paul Auster, dans ce magnifique livre qu’est «Chronique d’hiver». L’auteur est ici un acteur dans un monde qui se crée devant lui et dont il participe aux mutations. A soixante-quinze ans, Paul Auster commence à voir sa vie derrière lui. Le rétroviseur est ici à double sens. Il sert de miroir qui reflète une vie, avec toutes ses variations. Et de lanterne qui luit, loin devant, pour illuminer ce qui peut venir, ce qui adviendra, ce qui n’est pas encore là. Tout défile ici dans le passé. On retrouve le jeune américain, féru de base-ball, celui qui aime les femmes et qui découvre toute la puissance du corps. Puis, on est face à un autre Paul, un homme aux prises avec les contingences de la vie. Amour, passion, déceptions, rage, espoir naissant, et le texte, l’écrit, la page blanche, le livre qui naît.
En effet, Paul Auster fait partie de ces rares écrivains américains qui ont une telle force dans le propos et le ressenti que le récit rend avec grande simplicité. Comme chez un autre grand visage des lettres américaines, Jim Harrison, toute l’œuvre de Paul Auster est finalement centrée sur l’humain. Sur l’homme, sur ce Paul que l’on connaît depuis «L’invention de la solitude», puis que l’on a suivi à travers «Léviathan», «Tombouctou», «Dans le scriptorium», «Invisible» et tant d’autres romans où il est toujours question du rapport de l’homme à son texte. Une textualité qui n’est jamais linéaire, mais qui embrasse la vie selon d’autres exigences temporelles. Chez Paul Auster, c’est la vie qui prime. La vie et la mort, qui est toujours là, tapie, quelque part, mais qui est jusque-là vaincue par plus fort qu’elle : par la volonté de vivre, par la force de respirer, par l’infini du mot qui porte le secret des choses en ses confins. C’est cela l’écriture de Paul Auster, une réelle plongée en soi, pour se retrouver, en son épicentre disloqué, mais toujours opérationnel. Car dans cette œuvre, il n’y a pas de place pour la perfection. Tout est à dimension humaine où la peur, l’échec et l’incertitude tiennent aussi une grande place.

 

Le livre des illusions

Cela rejoint également l’un des derniers romans de l’écrivain new-yorkais qui verse un peu plus dans la poussée vers l’abîme de l’écriture, un style qu’il affectionne depuis le «Livre des Illusions» et «Tombouctou». Sauf que dans ce Scriptorium, Paul est un peu austère, et le livre laisse un arrière-goût d’inachevé.
En effet, il faut d’abord une situation anormale pour créer l’illusion de la perdition. À la fois dans l’espace et dans le temps, puis dans cette horloge interne qui se dérègle. Là, dans ce Scriptorium, c’est un homme qui se réveille, désorienté. Il est plongé dans une chambre qu’il ne connaît pas ou qu’il ne reconnaît pas encore, en tout cas. Très vite, le jeu avec les symboles prend corps chez Paul Auster, comme dans «Brooklyn Follies» ou “La Musique du Hasard”. Là, c’est la perte de la mémoire qui joue le rôle de mise en abyme littéraire. L’homme ne sait plus qui il est. L’homme ignore pourquoi et comment il se retrouve dans ce lieu. Mais il saisit très vite qu’il est assigné à résidence entre les quatre murs de cette pièce. Déjà une première prise de conscience : le confinement forcé dans un lieu qui nous dépasse. Mais il y a une ouverture : les quatre murs sont percés d’une unique fenêtre. Tiens, un espoir enfin au fond de l’amnésie. Non, faux signal : la fenêtre donne sur un nouveau mur. On pourrait supposer que nous sommes dans le corridor qui mène vers une multitude de portes, qui sont autant de cercles à franchir avant de retrouver la mémoire, donc soi ou ce qui en tient lieu. Rien de plus faux non plus. Et il y a une porte qui doit bien servir à quelque chose. Mais il ne la voit pas. Quelqu’un va-t-il la franchir un jour, là tout de suite, dans un moment ? L’homme l’espère. Le lecteur n’en sait rien.

 

Mr Blank, l’effacé

Puis, les lignes du roman bifurquent. Elles prennent des sinuosités que l’on attendait, mais bien plus loin. Non, chez Paul Auster, c’est tout de suite qu’il faut aborder les difficultés d’un homme face à la non-connaissance. Les ingrédients de base dans les livres de Paul Auster sont tous réunis ici : un bureau où sont disposés des photographies en noir et blanc. C’est largement suffisant pour entamer un texte, pour commencer l’aventure de l’écriture, à partir de rien ou presque. Et, désormais protagoniste capital dans l’œuvre du New Yorkais, un manuscrit, sauf que là, ce sont deux manuscrits et un stylo qui attendent d’être lus, ouverts, complétés…
Anna finit par faire son entrée en scène. Qui est-elle ? Va savoir. Et est-ce important de savoir ? Qui est-il, lui ? Mr Blank, selon toute vraisemblance puisque ses interlocuteurs s’adressent à lui avec ce nom. Mr Blank (bon, le jeu onomastique est bien clair, simple, pourrait-on dire) comme une page vide, tel un fichier vierge. Mais on lui parle à Mr Blank, on lui parle de comprimés, d’un traitement en cours, mais aussi d’amour et de promesses.
Mais remonter le cours de la mémoire est impossible. Et Mr Blank doit se faire à l’idée qu’il n’est plus rien, puisqu’il ne se souvient de rien. Cela tient à cela, la vie : un ensemble de faits, de visages et de noms que l’on accumule comme dans un disque dur, tel un stock de choses et de situations. À la moindre faille, le puzzle se rouille et la machinerie tombe en rade. Mr Blank est l’exemple type de l’homme qui doit tout réapprendre. Mais avant cela, il doit répondre de son passé (qui ne lui appartient plus) devant des gens qui lui reprochent de les avoir envoyés accomplir de mystérieuses et périlleuses missions, dont certains sont revenus irrémédiablement détruits.
L’homme n’est plus l’homme, mais Blank doit se décider à trouver des réponses. C’est là que les manuscrits doivent être ouverts : Blank cherche dans le manuscrit l’hypothèse d’une explication, une caméra et un micro enregistrent le moindre geste, les moindres bruits de cette chambre où il subit son ultime et interminable épreuve… Se retrouver peut-être pour se racheter, peut-être pour se justifier ou tout bonnement pour reprendre le cours de son existence, là où il l’avait laissé avant de sombrer dans l’oubli.
Le roman bascule ici dans le fantastique, technique déjà expérimentée par l’auteur dans la «Trilogie New Yorkaise» ou dans «Léviathan». Entre la relation du romancier à ses personnages, se glisse, en résonance, avec les interrogations les plus profondes de l’Amérique contemporaine, quant à ses responsabilités face à l’Histoire, une lecture de ce qui sous-tend le monde au-delà des frontières américaines, le monde dans sa grande variété, avec le visible et l’invisible. Paul Auster a ceci de précis, c’est qu’il incarne ses personnages dans un espace/temps défini, mais il a les moyens de leur faire sillonner plusieurs latitudes. Et dans ce périple, «Dans le Scriptorium se présente, au bout des pages, comme un essai sur le temps lui-même. Le temps qui fuit. Le temps qui se dérobe. Le temps qui nous échappe toujours, en continu, ad infinitum.
Tout le texte devient alors une plongée pour se saisir de la mémoire percée. Une lecture des ravages de la société moderne. Un constat sur son champ de vision limité. Ce laboratoire d’écriture qu’est le scriptorium devient le lieu où l’on étudie l’Amérique, où l’on se penche sur ses ratages, où l’on remet en question sa toute-puissance, où l’on scrute ses lacunes, où l’on affronte ses démons, sa folie des grandeurs, sa chute dans le temps, son précis de décomposition annoncée. Autant de points de vue sur le monde dans sa pluralité qui verse de plus en plus dans une homogénéité néfaste, où les mémoires peuvent être réinventées, et au besoin, réinjectées pour créer de l’humain en série.


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