Vers un basculement stratégique en Afrique du Nord
Par Yassine Andaloussi
L’Algérie a longtemps été l’un des piliers du partenariat militaire russe en Afrique du Nord. Depuis les années 1960, les deux pays ont tissé des liens étroits fondés sur la coopération militaire, la formation d’officiers et l’achat massif d’équipements. Ce partenariat a permis à Alger d’équiper ses forces armées avec des avions de chasse Su-30, des chars T-90, des systèmes antiaériens S-300 et S-400, ainsi qu’un ensemble de technologies de guerre conventionnelle. Pour Moscou, l’Algérie a représenté un client fiable, un partenaire politique stable et une porte d’entrée stratégique vers l’Afrique. Pourtant, l’équation pourrait changer. Dans un contexte mondial bouleversé par la guerre en Ukraine et la reconfiguration des alliances, la Russie pourrait reconsidérer sa hiérarchie de priorités et se tourner, progressivement, vers le Maroc.
La dépendance militaire de l’Algérie à la Russie repose sur un modèle aujourd’hui fragilisé. Moscou a besoin de liquidités pour financer son effort de guerre et de nouveaux marchés pour écouler ses stocks d’armements soviétiques modernisés. Les livraisons récentes à l’Algérie relèvent moins de la haute technologie que de la liquidation de matériel ancien, proposé à des prix préférentiels. Cette stratégie, utile à court terme, n’offre plus les mêmes dividendes géopolitiques à la Russie. Le partenariat russo-algérien, bien qu’ancien, s’essouffle dans sa logique de rente militaire : Alger achète pour maintenir son arsenal, Moscou vend pour maintenir ses finances, mais aucun des deux n’y gagne en influence durable. L’Algérie n’exporte pas la puissance russe, elle la consomme.
Face à cela, le Maroc apparaît comme un partenaire d’équilibre et de projection. Le Royaume dispose d’un positionnement stratégique unique, au carrefour de l’Afrique, de l’Europe et de l’Atlantique. Sa stabilité politique, sa modernisation économique et son influence croissante sur le continent attirent de nombreuses puissances occidentales, asiatiques, mais aussi émergentes. Pour la Russie, s’ouvrir au Maroc serait une manière de sortir du tête-à-tête figé avec Alger et de s’ancrer dans un modèle de coopération plus diversifié. Rabat ne dépend pas militairement de Moscou, mais il pourrait lui offrir autre chose, à savoir un accès diplomatique, logistique à une Afrique qui se transforme.
Dans cette perspective, le Conseil de sécurité de l’ONU devient un terrain d’influence déterminant. La Russie, acteur permanent du Conseil, a toujours adopté une position prudente sur la question du Sahara. Sans soutenir ouvertement ni le Maroc ni l’Algérie, elle a préféré s’abstenir, préservant ainsi ses deux relations. Mais cette neutralité n’est pas immuable. En cherchant à rééquilibrer son image internationale, Moscou pourrait adopter une attitude plus souple envers Rabat, allant jusqu’à exprimer une neutralité bienveillante sur le dossier du Sahara. Un tel geste renforcerait la crédibilité diplomatique russe en Afrique et permettrait d’envoyer un signal fort à l’Occident : la Russie reste capable de dialoguer avec un allié clé de Washington tout en préservant son autonomie stratégique.
Ce basculement ne se ferait pas par affinité idéologique, mais par réalisme géopolitique. Le Kremlin raisonne en termes d’intérêts tangibles. Il cherche à maintenir sa présence méditerranéenne et africaine dans un contexte de sanctions occidentales et d’isolement croissant. Or, le Maroc représente une plateforme économique et logistique majeure. Tanger Med, les corridors africains, les projets d’hydrogène vert, le leadership de l’OCP dans la sécurité alimentaire mondiale, et la diplomatie proactive du Royaume en Afrique de l’Ouest constituent des leviers concrets. La Russie, cherchant à contourner les blocages européens, pourrait y voir un partenaire de contournement, un point d’ancrage fiable dans un espace où l’influence américaine reste maîtrisée mais non exclusive.
En parallèle, l’Algérie montre des signes de rigidité diplomatique. Sa politique étrangère demeure centrée sur une logique de confrontation régionale et sur une dépendance militaire excessive envers Moscou. Ce positionnement, loin d’offrir à la Russie un avantage stratégique, la confine dans une relation unidimensionnelle. De plus, les retards de paiement, les contraintes logistiques et l’absence de débouchés économiques solides limitent l’intérêt russe à long terme. Alger n’offre ni marché d’exportation significatif, ni relais diplomatique global. Moscou pourrait donc, sans rompre ses liens militaires, déplacer son centre de gravité politique vers Rabat, plus aligné sur la logique d’ouverture et de diversification.
Ce réajustement ne signifierait pas un abandon brutal de l’Algérie, mais une relecture de la carte nord-africaine par le prisme du pragmatisme. En soutenant discrètement le Maroc dans les instances internationales, notamment au Conseil de sécurité, la Russie préserverait ses intérêts tout en élargissant son champ d’influence. Ce calcul froid répond à une logique multipolaire : dans un monde où les alliances sont mouvantes, le Kremlin sait que l’équilibre passe par la flexibilité.
En définitive, la Russie pourrait bien sacrifier une part de son exclusivité avec Alger au profit d’un partenariat plus stratégique avec Rabat, fondé non sur la dépendance militaire mais sur l’interdépendance économique et diplomatique. Le Maroc incarne la stabilité, la projection et l’avenir africain, là où l’Algérie incarne l’héritage, la rigidité et le repli. Pour Moscou, la tentation d’un repositionnement discret n’est plus une hypothèse lointaine, c’est un scénario réaliste, dicté par les logiques de puissance et par la nécessité de survivre dans un ordre mondial en recomposition.
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