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Un tombeau pour les “penseurs” arabes

Dans la longue liste des poètes, écrivains, scientifiques et penseurs arabes dont les œuvres ont été frappées du sceau de l’interdit et de l’interdiction, la figure d’Al Moutanabi reste l’une des plus marquantes. Le poète, poussé par son narcissisme, s’était-il réellement autoproclamé prophète (d’où son nom)? Rien ne le prouve dans l’histoire méconnue de cet immense poète et penseur arabe. Certains diront que les poètes sont porteurs de prophétie.  N’éclairent-ils pas des sentes encore inconnues ? De fait, les poètes comme les penseurs sont des éclaireurs, des sourciers, des porteurs d’eau qui s’engagent sur des voies encore vierges et ouvrent grand l’horizon de l’imaginaire, de la rêverie et de la création. Pourtant, Al Moutanabi comme Al Hallaj, chacun à sa mesure, ont payé un lourd tribut à l’ignorance, à l’obscurantisme et à la peur face à toute pensée différente, libre et libératrice.

Ils sont venus trop tôt pour leurs époques obscurcies par les dogmes et les idéologies assassines. En effet, dans la même lignée des grandes figures frappées d’opprobre dans le monde arabe et musulman, le nom d’Al Hallaj demeure comme un point noir dans l’indigente histoire de la tolérance en terre d’islam. Soufi, érudit, grand connaisseur d’Al fiqh et de la théologie, il a été cloué au pilori. Fin de l’histoire. On nous dira que l’histoire de la chrétienté et du judaïsme est noire de crimes, d’interdits, d’autodafés et de bûchers. Bien sûr. Dans l’horreur et les pires formes d’injustice et de torture. Entre obscurantismes de tous bords, entre hégémonie de l’église, entre inquisition assassine et criminelle, entre bûchers sur les places publiques et aux portes des villes, l’histoire de l’Occident avec l’horreur est terriblement noire et inhumaine.

Et jusqu’à nos jours encore, l’église sévit.  Ceci est un problème que l’Occident n’a jamais réussi à résoudre, malgré les slogans sur les laïcités et autres démagogies concomitantes. Non seulement, il y’ a des résistances solides et des enjeux financiers et politiques de grande envergure qui sous-tendent cette cabale comme celle que peut incarner l’Opus Dei, à titre d’exemple, mais le religieux touche à tous les domaines de la vie des humains, partout sur cette planète n’épargnent personne sur les huit milliards d’êtres humains aujourd’hui. Pire, plus on avance dans le temps, plus les dogmes religieux ou idéologiques prennent de la force et s’imposent comme les véritables catalyseurs des sociétés modernes, avec ce que cela suppose comme communautarismes, comme clivages et autres divisions au nom du crédo et du confessionnal.   En terre arabe et musulmane, la pensée libre fait peur. L’intelligence effraie. C’est une fatalité nourrie par l’atavisme.

La religion est un tabou. La sexualité est frappée d’interdits et de sanctions. La critique est hérétique. Que reste-t-il aux humains, nés sous le soleil de l’arabisme et de l’arabité? Raser les murs et sombrer dans une débilité d’un autre âge. Quand un mufti d’Al Azhar a déclaré apostat toute personne qui pense que la terre tourne autour du soleil, nous avons tous du souci à nous faire.  Tuer un être humain pour ce qu’il pense est le crime le plus hideux qui soit. Regardez ce qui se passe dans des pays comme l’Arabie Saoudite, comme la Turquie (avec les deux cas majeurs de deux immenses penseurs d’envergure universelle que sont Nazim Hikmet et Yachar Kemal), comme l’Iran, comme l’Algérie, comme la Syrie, comme l’Égypte… Les listes d’interdictions sont nombreuses et touchent de nombreux domaines de la pensée et de la recherche.  Toute parole libre est frappée d’anathème.

Quant aux pays du Golfe sorti droit du désert pétrolifère, l’écriture, la pensée et l’intellection ne font pas partie des mœurs ni des pratiques en vigueur dans des cités verticales, construite pour la consommation de tout et pour les consuméristes tous azimuts, sauf la culture, bien sûr, malgré l’édification de quelques musées et autres bibliothèques, délaissées pour les malls et les grandes surfaces. Face à ce vide culturel et intellectuelle qui prend de plus en plus d’ampleur dans un monde arabe à la dérive et aux abois à tous les niveaux et à tous les étages, excommunier les penseurs, les exiler, les couper de leur sol, comme cela a été le cas avec Abderrahmane Mounif, à coup sûr l’une des voix les plus porteuses de l’histoire de la littérature universelle, c’est cela la véritable hérésie. Ou alors tenter d’égorger un homme âgé comme Naguib Mahfouz, célébré dans le monde et haï par l’obscurantisme religieux à l’égyptienne. Comment qualifier ce type de folie ? Il n’y a pas de nom pour de tels actes barbares que la volonté de croupir dans la fange de l’ignorance, du non-savoir, de la négation de l’histoire et de ses héritages multiples.

Triste et pathétique dans une région du monde qui a vu naître des hommes comme Averroès, Avicenne, Al Farabi, Al Kindi, Ibn Al Haytam, Al Khawarizmi, Arrazi, Al Khansaa, Ibn Al Muqaffa, Rabia Al Adawiyya, Imroo Al Kays, Annabigha Addoubiani, Al Jahez, Antar Ibn Chaddad, Rumi, Taappata Charran, Tabrizi, Khayyam, Jarir, Al Farazdaq, Ibn Khaldoun, Al Idrissi, Ibn Batouta… Sans parler des modernes comme Mohamed Abed Al jabri, Mohamed Arkoun, Ali Harb, Abdallah Laroui, Radwan al-Sayed, Wajih Kawtharani, Burhan Ghalioun, Azmi Bishara ou encore l’unique Khalil Gibran… Et la liste peut contenir des centaines de figures et de visages qui ont dédié leurs vies à la recherche, au savoir et à la grandeur de la connaissance. On peut même leur ajouter des noms qui ont emprunté d’autres voies de la pensée, mais qui ont tenté d’agir et d’avoir un impact sur leur époque comme Cheikh Al-Tahtawi, Mohamed Abdou, Francis Marrash, Al Kawakibi… et d’autres, avec, il faut ici le souligner, ils se sont battus contre des époques obscurantistes et des régimes rétrogrades et liberticides.

Quand on fait le tour de la question aujourd’hui, nous tombons sur des amuseurs publics ou des faiseurs, des écrivaillons qui courent derrière les modes et ce que le supposé lectorat, de plus en plus médiocre, demande, d’où la médiocrité de ce qu’une grande partie de ce qu’on appelle littérature arabe (écrite en arabe ou en français) propose aujourd’hui, entre folklore et anecdotes éculées et sans profondeur aucune. En dehors de quelques figures résistantes et résilientes comme l’excellent Ibrahim Al Koni, comme Adonis, malgré quelques divagations et quelques approximations, comme Sonallah Ibrahim, qui reste au moins fidèle à sa pensée et à ses principes, les penseurs et écrivains de belle facture sont rarissimes dans l’aridité de cette Arabie enlisée dans la matérialité à outrance et dans l’import des valeurs occidentales qui ont aujourd’hui droit de cité annihilant héritages historiques et valeurs culturelles, sans parler de la déshérence identitaire qui fait des ravages du Golfe persique au Détroit de Gibraltar.

Si partout dans le monde la médiocrité a pignon sur rue en mettant en valeur tous les animateurs de variété, dans le monde arabe, les choses sont encore plus graves. Parce qu’il n’y a plus aucune place à la pensée libre à telle enseigne qu’aujourd’hui, il y a une chape de plomb qui plane sur les esprits et qui musèle tous ceux qui ont des choses solides et profondes à offrir à leurs sociétés. Nous sommes de plain pied dans l’ère de la vacuité de la pensée. Nous traversons un désert interminable où aucune pensée nouvelle et fraîche ne vient adoucir la lourdeur et la pesanteur qui écrase les populations arabes. Un changement est-il envisageable ? J’en doute fortement. Je suis même sûr, que les choses vont de pire en pire. Sans appel. Irréversiblement.

 

Par Abdelhak Najib


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