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Un monde de conformistes

Il a fallu tout ce temps, toute cette variété d’histoires humaines, toutes ces révolutions culturelles et sociales, toutes ces recherches et inventions, tout ce génie humain, pour en arriver à cela : un monde conformiste, un univers formaté, une humanité téléguidée, embrigadée, marchant à la baguette, suivant aveuglément des ordres, se pliant à des diktats horribles, consommant avec boulimie, perdue sur des réseaux obnubilant, hagarde, errante, stressée, angoissée, la peur au ventre comme un animal docile et traqué par des machines qui vont finir par l’écraser et l’écrabouiller. Tout ça pour ça ! Quelle misère humaine ! Quelle indigence ! Quel spectacle hideux et honteux pour une humanité qui a abdiqué. Une humanité qui a troqué son esprit pour des gadgets qui ont accéléré sa sclérose. Une humanité bâtardisée qui végète en attendant le recyclage final. Et la situation globale, d’un bout à l’autre de cette planète Terre, est devenue extrêmement critique, et ce, à plus d’un égard. Dans tous les domaines de la vie des humains, les choses accusent des régressions sans pareil. Ce qui donne corps aujourd’hui à un spectacle désolant, et ce n’est là qu’un euphémisme vue l’ampleur des dégâts auxquels nous assistons aujourd’hui, dans un monde foutu.
Cela porte un nom terrible : La norme. Cela veut dire entrer dans un moule. Et bien s’y caler. Et surtout, coûte que coûte, veiller à ne pas déborder. Pas une velléité de sortir du cadre. Avec un mot d’ordre infaillible : une case pour chacun. Ce qui nous met face à des tiroirs bien identifiés pour des variétés de comportement convergeant tous vers la même finalité: végéter en attendant la fin. Avec, bien entendu, cette spécialité humaine:  le calcul permanent pour tout ce qui enveloppe l’existence des uns et des autres, dans leurs relations marquées par la superficialité et la fausseté à toute épreuve. Cela impose cette règle du masque après masque pour que la normalité s’installe et colle à la peau de tous, sans exception aucune. Dans cette configuration inextricable, on se met sur les rails pour être véhiculé comme les autres, chacun dans sa ligne, en attendant d’être amorcé pour avancer, pour reculer, pour bouger, pour se tenir à carreau, surtout. Le plus important dans ce façonnage systématique est de ressembler à l’autre. À tous les autres. Le plus important est de se tenir comme le voisin. S’habiller comme le voisin. Parler comme le voisin. Marcher comme le voisin. Ce qui a engendré partout dans ce monde en ruines, de véritables copies non conformes les unes des autres. Et le pire dans cette équation à zéro inconnue, c’est qu’aucune variation n’est possible. Aucun espoir d’un réveil subit ou d’un sursaut d’éveil imprévu n’est envisageable face à la pesanteur cosmique qui pèse sur les carcasses humaines en perdition dans ce monde de bruits et de ferraille.
Arthur Schopenhauer l’avait si bien exprimé en disant ceci: “Un homme d’esprit, dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l’être borné aura beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les amusements, il ne parviendra pas à écarter l’ennui qui le torture».
Et quand la nature si brimée tente une sortie en dehors du marasme qui a tout rongé, on prend cet acte pour une anomalie comportementale qu’il faut combattre, qu’il faut à tout prix annihiler parce qu’elle constitue un danger imminent pour tous les esprits assoupis et sombrant dans un sommeil comateux. Alors on formate et on remet les choses dans l’ordre.  Tu deviens du coup ton propre régulateur. Tu deviens une petite machine friable, un engin hybride facilement détraquable. A la moindre petite fausse manœuvre, c’est la panique à bord. Les réseaux se déconnectent. Les circuits grillent. C’est le coupe-circuit. C’est le blackout intérieur. Au dehors, la figure est inerte ou décomposée. La silhouette disloquée comme un pantin jeté parmi des détritus.
Perdition.
Errance.
Grande solitude.
Ceci rejoint cette verité dite par Bertrand Russell qui affirme que quand l’homme est incapable de trouver un sens profond à ce qu’il est, il se perd dans ce qu’il croit des plaisirs et des loisirs achevant du même coup toute volonté lointaine en lui de se retrouver un jour.
Pour une majorité d’entre nous, la normalité est devenue la règle. Le credo absolu. L’ascèse au quotidien. Pour ceux d’entre nous qui ont encore quelques réflexes de liberté, jetez un œil autour de vous et rincez-vous l’œil. L’ère de la machine est déjà là. Tous dépendants de gadgets. Tous connectés à d’autres réalités. Tous rêvent à des univers virtuels. Rares sont ceux d’entre nous, partout dans le monde (pas seulement au Maroc, dans ta ville, dans ton quartier, chez toi), oui, rares sont ceux qui arrivent encore à maintenir des relations réelles et palpables. Rares sont ceux qui s’aiment vraiment. Presque introuvables ceux qui se parlent directement sans machine interposée. Rarissimes sont ceux qui s’écoutent concrètement. Inexistants tous ceux qui veulent garder leur principe d’individuation, coûte que coûte. Les derniers représentants de cette espèce humaine ont déjà disparu depuis longtemps. Sans aucun espoir de retour.
Pourtant, le sens même du mot vivre, le fin mot de toute cette histoire est de revendiquer son indépendance quitte à en crever. La finalité absolue pour un humain digne de ce nom est de clamer haut et fort sa différence dans un monde de copies humaines livrées en sérigraphie. Oui, il faut hurler sa liberté. Sentir cette sève unique qui fait de chacun de nous un être à part qui ne ressemble à aucun autre. Qui ne veut ressembler à personne. Juste être un électron libre. Un individu que l’on ne peut cataloguer. Ni mettre en boîte. Un être humain, un vrai, que l’on ne peut désigner par une appellation comme c’est déjà le cas pour des séries de produits humains qui sortent tous de la même usine, portant le même poinçon de fabrique.  Avec zéro date de péremption. Consommable à vie.
Dans cette grosse fabrique de sérigraphies en boucle, ceux qui sortent du lot sont vite associés à des erreurs de fabrication. Des espèces d’ovnis dans un monde de certitudes montées sur du vide. Tu sors du lot, on te lynche. Tu vis selon tes rêves, tu es un marginal. Tu ne veux cadrer avec aucun modèle, tu es un excentrique. Tu revendiques ta différence, tu deviens dangereux pour tous les autres. Homme ou femme, jeune ou moins jeune, tant que l’on te colle une étiquette, tout va bien. Devant l’impossibilité de te mettre dans une des cases créées de toutes pièces pour marquer les gens, on invente ta vie à ta place. On échafaude des histoires que tu n’as pas vécues et on te les associe. Pour te cerner, on doit te connaître. Et pour te connaître, on te construit une vie de toutes pièces. Tu te retrouves avec des souvenirs que d’autres ont mis en place pour toi, histoire de justifier leur connaissance de qui tu es.
Encore une fois ce même Schopenhauer nous éclaire à ce propos: “L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons d’effroi devant les explosions accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaines de l’ordre légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme». Ne cherchez pas à comprendre. Inutile. Et c’est même trop tard. Cela prend des proportions incroyables qui dépassent toute logique humaine. Et rien ne semble récupérable.  Et il ne faut y voir aucun pessimisme de bas étage. Loin s’en faut. Cela relève d’une profonde pathologie moderne qui a pour nom normopathie. Ou tu portes le virus ou tu es combattu par d’autres bacilles qui, si tu n’as pas les reins solides, et que tu n’as pas de très nombreuses heures de vol au-dessus de la petitesse, finissent par te bouffer jusqu’à la moelle.  «Des gueules, des gueules partout. L’homme s’étend. L’homme est le cancer de la terre.», écrivait Emil Michel Cioran dans «De l’inconvénient d’être né». Pensez-y !

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