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Sisyphe et Thanatos

« Je vous enseigne le surhomme, écrit Nietzsche. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres, jusqu’ici, ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes : et vous voulez être le reflux de cette grande marée et vous préférez retourner à l’animal plutôt que de surmonter l’homme ? Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou une honte douloureuse. Et c’est exactement cela que l’homme doit être pour le surhomme : un objet de risée ou une honte douloureuse». Friedrich Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra).

Quoi de plus urgent, de plus fondamental, de plus humain en dehors du miracle d’être ici et maintenant, faisant partie de cet univers et coulant dans chacun de ses atomes! Quoi de plus heureux que de sentir le sang couler à chaud pour irriguer un coeur qui vibre avec chaque particule de ce monde. Car, sans nul doute, Vivre est la plus pressante des questions pour l’Homme. C’est le point nodal de son approche de la vie et de l’existence. Vivre, sentir, espérer, rêver, créer, devenir… c’est cette démarche qui préside au concept même de vivre, dans ce qu’il implique comme volonté, comme prédispositions, comme engagement, comme persévérance, comme attentes et comme finalités. Comme souvent, toutes les grandes pensées et les grandes réflexions ont un commencement à la limite du futile et du dérisoire, nous pouvons ici poser cette question, somme toute, légitime : La vie doit-elle avoir un sens pour être vécue. Et qu’est-ce qu’un sens ? Est-ce cette somme de sensations et d’émotions que nous pouvons éprouver face aux jours et aux heures ? Est-ce notre imaginaire nourri à nos désirs les plus enfouis et nos aspirations et attentes les plus intimes ? Est-ce le sentiment d’appartenance à quelque grande famille humaine dont le principe fondateur est d’incarner le vivant ? Ou est-ce tout simplement la fatalité du hasard qui oblige cette entité vivante qu’est l’Homme de parcourir le temps et l’espace, avec un début et une fin, et au milieu de tout ceci, des événements, des accidents, des avancées, des arrêts, des reculs, des sauts dans le vide, des ratés, des hésitations, des questionnements, des décisions bonnes ou erronées, des rencontres et des déchirures, des rêves et des peurs, des croyances et des refus ?
Dans «Le mythe de Sisyphe», Albert Camus pose la question à rebours et fait un pied de nez aux idées reçues : «Il s’agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu’elle sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens.»

Dans un sens, un destin n’est jamais une punition. Nous pouvons le façonner à notre guise, selon notre volonté et selon notre capacité de résister et de refuser. Tout comme on peut changer le destin en offrande, avec l’acceptation, avec le désir d’éprouver sa destinée dans ce qu’elle a de plus profond, de plus cruel, de plus glaçant et de plus revigorant, avec constamment cette volonté de se dépasser, de se surpasser, d’aller au-delà de ses limites. Cela passe souvent par l’idée de la création, qui, elle, donne un sens au destin, dans ce sens également que créer, c’est nous donner la capacité de vivre deux fois son existence. Une fois avec ses contingences réelles et ses impératifs conscient. La deuxième fois avec l’imagination, avec le songe, avec l’art, avec la volonté de sublimer cette destinée et ce vécu en lui octroyant une ouverture sur l’inconnu, c sur l’ouvert, sur ce qui ne peut être circonscrit, c’est-à-dire la capacité humaine de tout façonner et remodeler à l’infini, dans un désir intrinsèque de faire de sa vie une œuvre d’art, son œuvre d’art.

Dans ce cheminement, il est impératif de garder cette vérité en tête : «L’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret», comme le souligne Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. L’homme s’ouvre sur ce qui est tangible et concret et fait l’impasse, volontairement ou à son insu, sur sa volonté d’intellection face à ce qui se manifeste devant lui, dans sa vie. Il choisit, dans un sens, de ne pas raisonner, de ne pas soumettre cet aspect particulier du vécu à l’emprise de la raison. Il la transcende en ouvrant un nouveau champ de possible : celui qui naît dans le cœur et dans l’esprit et qui s’adresse au cœur et à l’esprit, dans un élan de rêveries récalcitrantes aux exigences du réel. La pensée se situe ici au-delà du concret. Elle englobe le non-dit, le non-apparent, l’invisible, ce que l’on tait, ce qui ne peut se voir, parce qu’il prend corps loin de la perception première qui focalise uniquement sur ce que l’on touche de manière directe, ici et maintenant.

C’est là que l’on comprend que la pensée, quand elle est empreinte de la liberté du rêve, allant au-delà des impératifs de la raison, unifie le conscient et l’inconscient, drape le sentiment et son corollaire l’émotion d’une même aura, celle de la vision, qui se situe au-delà de la vue : «Penser, ce n’est pas unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié», précise Albert Camus. Une autre manière d’appréhender la vie et le vivant, de questionner les choses et les événements, une autre lecture de ce qui advient et de ce qui se joue devant nos yeux, une autre trajectoire pour la conscience qui ouvre devant elle des horizons capables d’ouvrir sur des territoires privilégiés.

C’est cela le rôle premier de la pensée quand elle naît pour unir et unifier à la fois la prise de conscience et l’éclatement de ce qui toujours nous échappe, mais que nous pouvons penser, que nous pouvons réfléchir, que nous pouvons nourrir à notre imaginaire. «Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme», insiste Albert Camus, toujours dans «Le mythe de Sisyphe», à juste titre, car cet élan humain vers la clarté découle toujours et immanquablement de ce désir impérieux de clarté pour embrasser la vaste étendue de la vie et de l’existence dans ce qu’ils ont de fuyant, d’insaisissable et d’opaque. L’idée de l’Homme étant de faire enter les réalités de son vécu dans une vision clarifiante, qui donne à chaque chose et à ses repércussions un sens précis, intelligible par ce même homme, qui ne peut concevoir la vie, dans son infinité de manifestations comme une somme unifié d’événements et d’immanences ayant un sens et une finalité à la fois claire et précise.

Cette approche peut donner le vertige. Elle peut engendrer un profond malaise face à cette vie et à ses ramifications nombreuses qui nous échappent en continu en multipliant les pistes de lecture et les tentatives d’intellection assemblant dans le même élan toutes les pièces de ce même puzzle que nous nommons notre existence : «Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée comme l’appelle un auteur de nos jours (Camus fait ici allusion à Jean-Paul Sartre), c’est aussi l’absurde», souligne l’auteur de «La chute». Cet absurde qui marque le point de discorde entre le désir de l’homme d’allier entendement de son univers et faculté de saisir ce qui lui échappe, avec cette idée du sens tragique de la vie, dans ce sens qu’elle peut n’avoir aucune autre finalité que le passage des heures et des jours, que l’incarnation dans le corps des réalités de nos désirs les plus enfouis avec leur lot de mystères et d’espoir.


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