Silence on retourne !

Les systèmes d’éducation officiellement consacrés servent à donner aux valeurs le sens qui convient aux choix de société ou ce qu’on appelle l’ordre en vigueur. C’est le sens idéologique des valeurs qui servent les intérêts étroits d’une classe ou d’une caste qui en informent le contenu. Viennent après toutes les instances qui servent de relais à la diffusion de ce catéchisme auquel tout le monde obéit comme un cadavre sous peine de se voir exclu par la communauté du bien ainsi défini et de ses serviteurs. Car, en sourdine, le monde se divise en deux ; et le manichéisme sévit pour que tout le monde parle le même langage et agissent selon les mêmes préceptes. La radio, la télévision et la chanson répètent comme les enfants de chœur le refrain de ces vérités particulières élevées au rang de Vérité. On se souvient de toute une littérature fortement traversée par le sens tendancieux de ces valeurs ainsi redéfinies.
Les programmes scolaires ont toujours offert un terreau fertile pour opérer une telle falsification puisqu’on dispose du facteur temps et de l’autorité pour asseoir ce projet à destination de tendres consciences. Dans des corpus qui annihilent l’esprit critique, l’enfant qui apprend le monde, s’initie à l’erreur qui devient nécessaire à son apprentissage. Ainsi, chantons-nous à l’unisson le poème du pauvre qui, durant la nuit, une certaine nuit, perd le sommeil quand il retrouve l’argent; et il ne regagne la paix que lorsque dès l’aube il remet cet argent à l’homme riche qui connaît la valeur des choses, en particulier de l’argent qui ne rend pas heureux les autres. L’âge oblitère de notre esprit la niaiserie. Mais un enfant n’y peut rien. Pour d’autres, les maraudeurs cette fois-ci, le jardin des fruits mûrs qui n’a pas de gardien est surveillé par Dieu. Même l’argument de la faim est balayé par cette vérité céleste. Les valeurs portent désormais un sens mythologique. On n y met ce qui arrange le propriétaire béni du ciel au détriment de l’autre. Les valeurs ont toujours eu cet aspect kaléidoscopique de leur sens. Ce phénomène remonte loin dans le conflit interne que vivent les sociétés. C’est dans ce contexte que s’inscrit la démarche des cyniques qui consiste à remettre en cause le sens des valeurs. Diogène désire l’or des rayons de soleil comme il le répète à Alexandre le Grand qui lui demande ce qu’il désirait le plus. L’homme cassa aussi l’unique objet qui faisait sa richesse, un bol, le jour où il vit un enfant boire dans le creux de sa main dans la fontaine publique. C’est aussi la sagesse du sceptique qui suspend son jugement sur un monde dont les valeurs ne cessent de changer. « Il n’y a pas de principes; il n y’a que des événements » écrivait Balzac.
Il y’a une valeur qui se trouve de nos jours au cœur d’un conflit qui illustre cette manipulation du support sémantique des valeurs : celui du civisme. On est en train d’achever cette valeur et d’en faire une coquille vide. Depuis longtemps, l’homme vit de cet attachement à la terre natale. On peut se sacrifier pour sa patrie, l’aimer jusqu’à la mort. Cet amour pour son pays devient une part de cette considération que l’on a pour soi. C’est le côté positif de cet attachement inconditionnel de ceux qui rêvent d’héroïsme sain. Son côté négatif se résume à un sentiment d’impuissance à la défendre, par exemple, contre l’esprit rapace d’une bourgeoisie sans conscience. Cet amour devient alors un mal. Jouer sur la fibre du civisme pour avoir des soldats est une histoire de grand-mère: on n’a plus besoin de guerriers pour faire la guerre afin de la gagner. Louange et longue vie aux missiles de portée lointaine dans ces affrontements qualifiés de propres et de chirurgicales. Nous vivons encore une libéralisation déferlante des services, militaire compris, qui se règlent à coup de billets de banque. Les mercenaires de la société de sous traitance sont aussi efficaces et aussi loyaux à la religion de l’argent à un niveau qui étonne, que le vaillant soldat qui défend sa mère et sa fiancée. On sonne le glas à une valeur des plus nobles.
On se sert des valeurs comme mon père se servait de la besace qui contenait l’argent de son employeur pour nous donner, mon frère et moi, de l’argent pour aller au cinéma. A sa manière, la recette reste sauve. Mon père était pompiste. Ne suivez pas mon regard !