Réformer l’hôpital public, repenser la santé
Par Mohammed Taoufiq Bennani
Au Maroc, la santé est devenue l’un des plus grands chantiers d’État de l’époque contemporaine. En 2025, après plusieurs réformes structurelles, des lois ambitieuses et des investissements massifs, la question n’est plus de savoir si le système public de santé doit changer, mais comment il doit enfin fonctionner. Le pays ne manque ni de volonté politique ni de plans d’action. Il manque d’une cohérence humaine et managériale capable de transformer les ressources existantes en résultats concrets. Les hôpitaux se modernisent, les budgets augmentent, les effectifs se renforcent, mais la performance reste fragile.
L’une des clés de ce paradoxe tient à la gouvernance des ressources humaines. Depuis des années, les plans de recrutement se succèdent et les concours s’organisent, mais la répartition des professionnels reste déséquilibrée. Près de 70 % des spécialistes exercent encore sur l’axe Tanger-Casablanca, tandis que des régions entières continuent de souffrir d’un déficit chronique. Le gouvernement a annoncé dans le cadre du PLF 2026 la création de 8 000 nouveaux postes budgétaires dans le secteur, un signal encourageant, mais qui ne suffira pas à combler les écarts si le modèle de gestion reste inchangé. La pénurie n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative et territoriale. Les médecins, infirmiers et cadres de santé ne fuient pas le service public par désintérêt, mais parce qu’ils ne trouvent ni les conditions de travail ni la reconnaissance qu’ils estiment mériter.
Dans les hôpitaux publics, le taux d’occupation moyen des lits atteint à peine 56 %, quand le privé dépasse les 90 %. Cet écart ne s’explique pas uniquement par les moyens financiers. Il révèle un déficit de management, de coordination et de responsabilité. Le problème n’est pas le manque de personnel, mais le manque d’efficacité dans l’organisation. Des établissements ne parviennent pas à fonctionner à plein régime, alors que d’autres manquent cruellement de renforts. La logique d’affectation, rigide et purement administrative, ne correspond plus à la réalité du terrain. Être affecté à un hôpital signifie y être présent à des horaires définis, mais sans objectif clair, sans évaluation ni mesure de performance. Le système ne fixe ni résultats, ni incitations, ni perspectives.
Dans le secteur privé, les mêmes profils, médecins, infirmiers, techniciens, travaillent davantage, parfois dans les mêmes conditions matérielles, mais avec une visibilité sur leurs responsabilités et une reconnaissance directe de leur performance. La comparaison est souvent perçue comme injuste, mais elle révèle une vérité : le service public de santé ne souffre pas d’un manque de compétence, il souffre d’un manque de gouvernance. Les médecins marocains qui excellent dans les hôpitaux privés ou dans les établissements étrangers sont les mêmes que ceux qui peinent à exercer pleinement dans le public. La différence vient de la structure, de l’autonomie et du pilotage.
À cela s’ajoute la rigidité statutaire. Les statuts qui régissent la fonction hospitalière datent d’une époque où la santé publique se limitait à une logique de présence, non de résultats. Aujourd’hui, il faut repenser la notion même d’affectation. Le système ne peut plus se contenter d’affecter des personnes à des postes, il doit attribuer des missions, des objectifs et des moyens d’action. C’est dans cette direction que plusieurs experts appellent à s’inspirer, sans copier, des pratiques du privé, mutualiser les compétences, offrir une flexibilité régionale, instaurer un suivi par objectifs et introduire des incitations liées à la performance. Non pas pour privatiser l’hôpital public, mais pour lui redonner de la respiration et de la responsabilisation.
Ce chantier ne saurait aboutir sans une politique de motivation plus humaine. L’argent compte, mais il ne suffit pas. Ce que recherchent les jeunes médecins aujourd’hui, c’est la liberté, liberté de mouvement, de choix, d’évolution. Ils veulent pouvoir changer de structure sans s’enfermer dans une affectation à vie. Ils veulent travailler dans des environnements stimulants, où leur carrière ne se joue pas seulement sur l’ancienneté. Dans le privé, un infirmier peut changer d’établissement du jour au lendemain. Dans le public, il reste souvent attaché à un poste fixe, dans une région qui ne correspond plus à sa vie personnelle ou à ses ambitions professionnelles. Cette liberté, les nouvelles générations la considèrent comme une valeur essentielle, parfois plus que la rémunération.
La santé publique ne peut pas être isolée du reste du développement national. Un médecin affecté à Zagora ou à Tarfaya n’aura pas les mêmes conditions de vie qu’à Rabat. Il faut donc penser la santé avec le territoire, logement, école, sécurité, infrastructures. On ne peut pas exiger le même dévouement si les conditions humaines ne sont pas réunies. Le patriotisme ne remplace pas la qualité de vie. Le véritable ancrage territorial du système de santé passe par une approche intégrée, reliant la politique hospitalière aux politiques d’éducation, de logement et de transport. C’est un maillon de la cohérence nationale.
Face à la pénurie de professionnels dans certaines régions, des solutions technologiques peuvent aussi apporter des réponses concrètes. L’intelligence artificielle et la télémédecine, longtemps restées théoriques, deviennent désormais des leviers réels. Les nouveaux systèmes de jumeaux numériques permettent à un médecin d’assurer à distance des consultations supervisées, de poser des diagnostics préliminaires ou d’accompagner des patients à travers des plateformes sécurisées. Ces innovations ne remplaceront jamais la présence humaine, mais elles peuvent rétablir un minimum d’équité territoriale. Un médecin basé à Rabat peut ainsi, en quelques heures, aider un centre de santé de Tinghir ou d’Al Hoceïma à gérer des urgences ou à orienter un cas complexe.
Mais la réforme ne peut se limiter à la technique. Elle doit aussi restaurer la confiance morale. Ces dernières années, le débat public a souvent mis en avant la question de la corruption ou du manque d’éthique dans le secteur de la santé. Il serait réducteur de ramener l’ensemble des dysfonctionnements à ce prisme. Comme dans toute profession, il existe des dérives, mais la grande majorité des acteurs du système restent intègres, consciencieux et engagés. Le véritable problème n’est pas la morale individuelle, mais la faiblesse des mécanismes de contrôle et de responsabilisation. L’éthique se renforce par la transparence, la supervision et surtout par la reconnaissance. Quand un soignant se sent respecté et valorisé, il n’a pas besoin d’être surveillé, il agit par conviction.
Le Maroc dispose aujourd’hui des moyens de refonder son système hospitalier sur des bases solides. Les Groupements Sanitaires Territoriaux, les nouvelles lois-cadres, la digitalisation et la réforme du statut des personnels sont autant d’outils à sa portée. Encore faut-il les activer avec cohérence. Le véritable défi n’est pas de bâtir des hôpitaux modernes, mais de les faire fonctionner selon des principes modernes, management, performance, évaluation et humanité.
Car au bout de cette réforme, il ne s’agit pas seulement d’améliorer des indicateurs. Il s’agit de restaurer la confiance des citoyens dans leur système de santé. Le Marocain doit pouvoir se dire que l’hôpital public n’est pas un dernier recours, mais un lieu où compétence, dignité et efficacité se rencontrent. La santé est un droit, mais elle ne prend sens que lorsqu’elle devient une expérience de confiance. Réformer l’hôpital, c’est réconcilier le citoyen avec l’État. C’est faire de la santé non pas un coût, mais un pilier de souveraineté et de justice sociale.
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