Maintenir l’équilibre national face aux forces invisibles
Yassine ANDALOUSSI
La concentration du pouvoir économique peut influencer durablement la cohésion sociale et limiter le renouvellement des élites. Le Maroc, fort de ses réussites, doit veiller à ce que la montée progressive d’intérêts concentrés ne fragilise pas l’équilibre national et la confiance des générations futures.
Pouvoir économique et équilibre de l’État
Dans toute nation en mutation, le pouvoir économique finit toujours par tester les limites du pouvoir politique. Lorsque la prospérité n’est pas accompagnée d’un cadre institutionnel solide et d’une gouvernance vigilante, elle tend à se concentrer entre les mains d’une minorité capable d’influencer les choix collectifs. C’est ce qu’on appelle l’oligarchie, un phénomène discret mais structurant, où la réussite économique se transforme en pouvoir d’influence parfois au détriment de l’intérêt général. L’oligarchie ne se proclame jamais. Elle avance masquée, se drape dans la légitimité du succès et s’installe à la faveur d’un État trop tolérant ou trop dépendant de ses grands acteurs économiques. Elle mine la confiance du citoyen, bloque le renouvellement des élites et crée un sentiment d’injustice qui fragilise la cohésion nationale. Elle s’impose par le vide laissé lorsqu’un pouvoir politique abdique sa capacité d’arbitrage.
L’oligarchie se distingue de la simple richesse par sa capacité à orienter, parfois discrètement, les orientations stratégiques de l’économie et de la société. Là où elle s’installe, les règles du jeu évoluent en faveur de ceux qui possèdent déjà les moyens de décision. Elle ne détruit pas la richesse, mais elle limite la mobilité et réduit la compétition. Ce mécanisme insidieux peut créer une société à deux vitesses, où la réussite individuelle n’est plus le fruit du mérite mais le résultat d’un accès privilégié à des réseaux et ressources. La confiance, essentielle au fonctionnement des institutions et à la cohésion sociale, se trouve alors fragilisée.
Expérience russe face aux concentrations économiques
L’histoire contemporaine offre un exemple révélateur avec la Russie des années 1990. Après la chute de l’Union soviétique, un vaste processus de privatisation bouleverse l’économie. Les anciennes entreprises d’État tombent entre les mains d’une poignée d’hommes d’affaires qui, en quelques années, accumulent des fortunes colossales et contrôlent les leviers stratégiques comme l’énergie, les banques, les médias et les industries lourdes. L’État, affaibli, devient dépendant de ces nouveaux puissants. Les oligarques ne se contentent plus de produire ou d’investir, ils orientent les décisions politiques et conditionnent la stabilité du pouvoir. À la fin de la décennie, la Russie se retrouve dans une situation paradoxale avec un pays riche en ressources mais pauvre en souveraineté politique.
Lorsque Vladimir Poutine accède au pouvoir en 2000, il hérite d’un État affaibli et d’une économie sous influence. Sa réponse est rapide et ferme pour restaurer la primauté de l’État sur les puissances économiques. Sans remettre en cause la légitimité de la réussite, il impose un rééquilibrage des rapports de force. Certains oligarques se plient à la nouvelle discipline politique et d’autres sont écartés du jeu. Derrière cette méthode parfois autoritaire se cache une conviction stratégique selon laquelle aucune puissance privée, quelle que soit son importance, ne peut se placer au-dessus des intérêts suprêmes de la nation. Cette politique de recentralisation a permis à la Russie de retrouver stabilité et cohérence et de redéfinir ses priorités économiques et géopolitiques.
L’expérience russe démontre que la régulation de l’oligarchie ne se limite pas à la contrainte directe. Elle passe par la définition claire des règles du jeu et la capacité de l’État à faire respecter les lois économiques et fiscales, à arbitrer les conflits et à protéger les secteurs stratégiques. L’État agit comme un garant et un régulateur capable de préserver l’équilibre entre dynamisme économique et stabilité politique. Cette leçon est essentielle pour toute nation souhaitant concilier ouverture économique et souveraineté politique.
Favoriser méritocratie et confiance nationale durable
Le Maroc vit une dynamique très différente mais observe aujourd’hui des signes comparables. Depuis deux décennies, le Royaume a connu une transformation profonde. Sous l’impulsion du Souverain, l’économie marocaine s’est modernisée avec des infrastructures renforcées, des investissements étrangers encouragés et des champions nationaux soutenus. Cette dynamique a produit des résultats tangibles avec une croissance soutenue, une stabilité macroéconomique et un rayonnement régional. Les grands groupes marocains jouent un rôle moteur dans le développement national et continental. Mais toute réussite, lorsqu’elle n’est pas encadrée par des garde-fous institutionnels, peut générer ses propres déséquilibres.
De plus en plus d’observateurs évoquent l’émergence d’une « oligarchie rampante » comme un phénomène diffus où les sphères économiques, politiques et parfois médiatiques se croisent dans un cercle restreint. Il ne s’agit pas d’un système organisé ni d’un complot mais d’une concentration qui peut réduire la diversité et la mobilité. L’enjeu n’est pas de désigner des coupables mais de constater qu’un excès de pouvoir économique, même légitime, finit par fausser les règles du jeu. L’absence d’un cadre régulateur fort risque de nourrir frustrations sociales et perte de confiance, surtout pour une jeunesse éduquée, ambitieuse et connectée.
Jeunesse et dynamique de réussite collective
La jeunesse représente à la fois un moteur et un indicateur de la santé économique et sociale. Si elle ressent que les opportunités sont réservées à un cercle restreint, son énergie créatrice peut se transformer en frustration. Les talents risquent de quitter le pays, emportant avec eux des compétences et des idées essentielles pour le développement. Garantir la mobilité sociale, soutenir l’esprit entrepreneurial et préserver la méritocratie sont des impératifs pour consolider la confiance et éviter que l’oligarchie ne devienne un obstacle durable à l’innovation et à l’investissement.
Il ne s’agit pas de remettre en cause la réussite individuelle ni la légitimité de ceux qui ont contribué au développement national. Le Maroc a besoin d’entrepreneurs puissants et d’investisseurs capables de porter son développement au-delà des frontières. Mais la question essentielle concerne le rapport entre réussite individuelle et intérêt collectif. Lorsque la réussite se transforme en privilège inaccessible et lorsque les opportunités semblent réservées à un petit cercle, la méritocratie s’effrite et la confiance s’éteint. La jeunesse marocaine, pourtant talentueuse, en fait l’expérience. Face à une économie perçue comme fermée, beaucoup ressentent injustice ou exclusion. Ce sentiment, même s’il ne reflète pas toujours la réalité, est dangereux. Il alimente le désespoir et fragilise le lien entre citoyen et institutions. Un pays peut supporter la pauvreté mais pas la perte de confiance de sa jeunesse.
Réduire les effets d’une oligarchie rampante ne signifie pas freiner la prospérité ni stigmatiser la réussite. Au contraire, il s’agit de réhabiliter la réussite dans son sens noble, celui d’un engagement envers la collectivité. La puissance économique ne doit pas être une fin mais un moyen de contribuer au développement national. La régulation intelligente de cette puissance est indispensable pour préserver la cohésion. Cela implique transparence dans les marchés publics, ouverture réelle à la concurrence, encouragement à l’innovation et accompagnement renforcé des jeunes porteurs de projets. L’État, en tant qu’arbitre et garant de l’équité, doit veiller à ce que la prospérité privée ne s’émancipe jamais de l’intérêt général.
Le Maroc dispose de tous les atouts pour réussir cette transition. Sa stabilité politique, son leadership institutionnel et la vision portée par le nouveau modèle de développement offrent un cadre propice à une régulation équilibrée du pouvoir économique. Neutraliser les effets de l’oligarchie ne passe pas par la confrontation mais par la reconstruction d’un pacte de confiance entre État, entrepreneurs et citoyens. Cette approche garantit que la réussite individuelle contribue au projet national et que la méritocratie redevienne le principe moteur de la société. Une nation forte n’est pas celle où quelques-uns concentrent la prospérité mais celle où la réussite de chacun renforce le collectif, favorisant le dynamisme économique, la stabilité sociale et la confiance des générations futures.
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