L’omniprésence du mal dans les interactions sociales au Maghreb
Par Yassine Andaloussi
L’époque contemporaine révèle une fracture silencieuse qui mine la cohésion humaine. Le mal n’est plus perçu comme une force extérieure mais comme un souffle discret qui s’infiltre dans nos relations, dans nos gestes, dans nos paroles. Cette omniprésence du mal trouve ses racines dans une transformation profonde du comportement social, et l’épisode du COVID-19 a joué un rôle déterminant dans cette dérive collective.
Durant la pandémie, un sentiment d’insécurité généralisé s’est imposé, déstabilisant la stabilité psychologique et financière de millions de personnes. L’incertitude a rongé les certitudes, et la peur a réveillé en chacun un instinct de survie plus fort que la morale. L’humain s’est replié sur lui-même, devenant prudent, calculateur, parfois indifférent à la détresse d’autrui. Ce basculement vers l’égoïsme n’a pas été brutal, mais progressif, presque imperceptible, comme une rééducation du subconscient collectif.
L’homme contemporain, qu’il en soit conscient ou non, vit désormais sous un état d’alerte permanent. Sa confiance dans le monde s’est fissurée. Il perçoit l’autre non plus comme un semblable, mais comme une menace potentielle, un concurrent ou un obstacle. Cette méfiance diffuse a contaminé les liens humains et transformé les relations sociales en terrains d’observation plutôt qu’en espaces de partage. L’interaction n’est plus spontanée, elle est calculée.
Dans les sociétés musulmanes, cette mutation a une résonance particulière. Ces sociétés reposaient historiquement sur l’entraide, la solidarité, l’aumône et l’hospitalité, autant de valeurs qui garantissaient un équilibre entre les classes sociales. Ces gestes, simples en apparence, avaient une portée morale et spirituelle immense. Ils unissaient les individus dans une chaîne de bienveillance où chacun se sentait responsable de l’autre. Aujourd’hui, cet esprit communautaire s’effrite. L’individu moderne préfère la prudence à la générosité, la distance à la proximité.
Au Maghreb, un phénomène social préoccupant s’est amplifié, celui de désigner un ennemi extérieur, réel ou imaginaire, comme origine de toutes les frustrations. Cette tendance traduit une fragilité morale, celle d’une société qui cherche à se dédouaner de ses propres responsabilités en projetant le mal ailleurs. Se victimiser devient une manière commode d’expliquer l’échec collectif, tandis que la diabolisation d’une tierce partie nourrit un sentiment de cohésion illusoire. Ce réflexe, bien qu’humain, est destructeur, car il remplace la lucidité par la rancune et la réflexion par le ressentiment.
Le danger d’une telle posture réside dans l’hypocrisie qu’elle engendre. En refusant de se remettre en question, l’individu se ment à lui-même. Il s’indigne du mal qu’il observe, tout en contribuant à son expansion par ses propres contradictions. Cette hypocrisie sociale, devenue presque banale, se manifeste dans les petites choses du quotidien, dans la parole trahie, dans la promesse oubliée, dans l’indifférence face à la souffrance de l’autre. Le mal s’installe d’autant plus facilement qu’il ne se reconnaît pas.
Pour briser ce cycle, il faut réapprendre à regarder à l’intérieur de soi. La véritable réforme commence toujours dans la conscience individuelle. Il s’agit de réhabiliter la responsabilité personnelle, de se demander, avec honnêteté, quelle part de mal nous avons laissé s’installer en nous par négligence, par peur ou par orgueil. Cette introspection n’est pas un exercice de culpabilité, mais un acte de lucidité. Elle permet de distinguer la faiblesse naturelle de la complaisance morale.
Le citoyen du Maghreb, comme ailleurs, doit renouer avec cette exigence intérieure qui fonde la dignité humaine. Réapprendre à être juste avec soi-même, à offrir sans calcul, à dialoguer sans défiance, à respecter sans intérêt. Ces gestes simples sont en réalité des actes de résistance contre l’ombre du mal. Car le mal, dans sa forme la plus insidieuse, ne se manifeste pas par la violence ou la haine, mais par l’indifférence.
Lorsque les sociétés cesseront de se voir comme des victimes du monde pour se percevoir comme des acteurs de leur propre redressement, alors le bien retrouvera sa place. L’équilibre social n’est pas une utopie, il est le fruit d’une discipline morale partagée. C’est par l’exemple, par la constance et par la sincérité que l’on répare la trame du lien humain.
Ainsi, l’omniprésence du mal n’est pas une fatalité, mais une invitation à redéfinir notre manière d’être. Elle nous rappelle que chaque interaction porte en elle une part de responsabilité. À force de cultiver la lucidité, la bienveillance et la vérité, le citoyen maghrébin pourra rétablir la noblesse du rapport social, et redonner au vivre-ensemble la beauté qu’il mérite.
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