[ after header ] [ Mobile ]

[ after header ] [ Mobile ]

Les Algorithmes : La nouvelle arme silencieuse contre l’Afrique du Nord

Par Yassine Andaloussi


À première vue, tout semble paisible. Nos écrans défilent, les vidéos s’enchaînent, les tweets fusent. Nous scrollons, rions, commentons, partageons. Pourtant, derrière cette routine numérique anodine se cache un phénomène d’une portée colossale ; le conditionnement algorithmique des esprits.

En Afrique du Nord, où les jeunesses sont connectées mais peu protégées, l’exposition continue aux flux numériques pilotés par des algorithmes entraîne une modification profonde des perceptions, des comportements et des dynamiques sociales. Ce phénomène, analysé dans l’ouvrage Technopolitique d’Asmaa Mhalla, prend une dimension particulièrement préoccupante dans notre région. Car ici, l’enjeu n’est pas seulement de vendre des produits ou capter l’attention, il s’agit de façonner des opinions, de créer des antagonismes, d’influencer des sociétés entières et surtout, d’éroder les fondements de l’identité nationale.

 La tyrannie invisible des algorithmes

Les plateformes comme YouTube, TikTok, Facebook ou X,fonctionnent selon des logiques économiques fondées sur l’engagement. Plus un contenu génère des réactions, plus il est poussé. Résultat, ce ne sont pas les contenus les plus vrais, les plus constructifs ou les plus équilibrés qui émergent, mais ceux qui suscitent colère, peur, excitation ou rejet. En d’autres termes, l’émotion négative est devenue une monnaie d’influence.

Les jeunes maghrébins, massivement connectés (plus de 70 % des moins de 30 ans au Maroc utilisent TikTokquotidiennement), passent en moyenne plusieurs heures par jour à consommer ces flux continus. Or, les plateformes, via des algorithmes opaques, leur servent un contenu personnalisé mais orienté, ce qui polarise, clive, oppose est systématiquement valorisé.

 Cambridge Analytica : l’exemple fondateur

Le cas le plus connu de manipulation algorithmique à grande échelle reste celui de Cambridge Analytica, la société de traitement de données qui a joué un rôle clé dans l’élection de Donald Trump en 2016. Cette entreprise a exploité les données personnelles de plus de 87 millions d’utilisateurs Facebook, à leur insu, pour dresser des profils psychologiques extrêmement précis. Grâce à ces profils, elle a envoyé des messages ciblés, émotionnels, souvent faux, pour influencer le comportement électoral dans certains États-clés. Le stratège derrière cette opération, Steve Bannon, a défini cette tactique comme une guerre culturelle numérique visant à “inonder les médias par de l’information choquante” pour désorienter l’opinion.

Cette expérience, qui a mêlé science cognitive, psychologie comportementale et technologie de ciblage algorithmique, a démontré qu’une élection présidentielle pouvait être gagnée non pas par des idées, mais par des algorithmes. Et ce qui a été testé aux États-Unis s’est depuis répandu, avec des formes plus insidieuses, dans des régions à moindre protection démocratique, comme l’Afrique du Nord.

 Une Afrique du Nord transformée en terrain d’expérimentation

Le plus inquiétant n’est pas l’exposition aux contenus superficiels ou aux fausses informations, mais la structuration d’un imaginaire collectif manipulé, façonné par la répétition algorithmique. L’Afrique du Nord devient ainsi un terrain d’expérimentation algorithmique, où des multinationales technologiques testent en temps réel des mécaniques de captation de l’attention à grande échelle, sans contrôle ni contre-pouvoir.

Et ce, dans des sociétés où l’esprit critique numérique est peu développé, où les institutions éducatives ne forment pas encore à la navigation consciente de l’espace digital, et où les jeunes sont souvent livrés à eux-mêmes face à ces flux.

 La montée artificielle des tensions entre Marocains, Algériens et Tunisiens

Depuis quelques années, on assiste à une crispation croissante des relations entre les populations des trois pays du Maghreb sur les réseaux sociaux. Des chaînes TikTok algériennes alimentent des discours hostiles au Maroc, tandis que certaines pages marocaines répliquent par des vidéos provocantes. Ces tensions sont ensuite amplifiées par des commentaires incendiaires, souvent anonymes, parfois générés par des bots, mais toujours rendues virales par les algorithmes.

Ce climat conflictuel ne reflète pas la réalité vécue par la majorité des citoyens. Il est alimenté artificiellement, souvent par des comptes sans identité claire, voire à vocation manipulatoire. Une étude informelle menée en 2023 par une équipe de développeurs marocains a révélé que certaines vidéos anti-marocaines, créées par des profils récemment ouverts, étaient massivement recommandées aux utilisateurs marocains par les algorithmes de TikTok, générant des réactions en chaîne. Il ne s’agit pas de simples querelles virtuelles, ce conditionnement numérique alimente des réflexes nationalistes exacerbés, empêche toute forme de dialogue serein, et participe à l’effritement des liens historiques entre les peuples maghrébins.

L’identité nationale en ligne de mire

L’un des effets les plus graves de cette guerre algorithmique est la lente désintégration de l’identité nationale. Les jeunes générations, plongées dans un bain culturel mondial sans filtres, s’éloignent peu à peu des repères symboliques, linguistiques et moraux qui ont façonné leurs sociétés. Les langues locales, la spiritualité, le respect de la mémoire historique et des codes culturels traditionnels sont relégués au second plan, tandis que des contenus mimétiques, souvent standardisés et importés, prennent toute la place. Cela conduit à une forme de déracinement numérique, où le jeune citoyen maghrébin devient un consommateur mondial, mais un acteur local désorienté.

 L’arme du ressentiment 

Les algorithmes, pour maximiser leur performance, privilégient les contenus qui génèrent du temps d’écran. Or, rien ne retient plus l’attention qu’un sentiment d’injustice, une attaque perçue, une indignation. Une vidéo dénonçant les choix religieux d’un voisin, un clip humiliant une culture voisine, ou un faux scandale sexuel peuvent enflammer une communauté entière. C’est ainsi que le ressentiment devient viral, comme une drogue numérique. Les utilisateurs s’indignent, réagissent, répondent. Leurs réponses nourrissent l’algorithme, qui leur sert encore plus de contenus similaires. C’est un piège cognitif, une boucle algorithmique qui radicalise les esprits sans qu’ils ne s’en rendent compte.

 Les émeutes de Sidi Hassine en Tunisie (2021)

En juin 2021, à la suite de la mort d’un jeune homme dans un quartier populaire de Tunis après une intervention policière, les réseaux sociaux s’embrasent. Des vidéos violentes, parfois sorties de leur contexte, d’autres provenant de pays différents, sont massivement diffusées sur Facebook. Ce contenu, largement visionné par des jeunes en colère, a contribué à enflammer la situation. L’algorithme, en valorisant les images les plus choquantes, a renforcé une vision émotionnelle de l’événement, supplantant toute analyse rationnelle. Le résultat, des manifestations brutales, des arrestations, et une rupture accrue entre jeunes et institutions.

 Reconstruire l’esprit critique

Nous ne pouvons pas espérer démanteler les algorithmes, mais nous pouvons éduquer à leur décryptage. Il faut intégrer dans nos systèmes éducatifs une formation aux logiques de l’attention numérique, au repérage des biais cognitifs, à la vérification des sources et à l’analyse des formats. Cela doit devenir une priorité nationale, au même titre que l’enseignement des langues ou des mathématiques. Il faut aussi réinvestir nos espaces numériques, en produisant localement des contenus de qualité, en valorisant nos références culturelles et en formant une nouvelle génération de créateurs maghrébins conscients de leur responsabilité. Ce combat n’est pas technologique. Il est civilisationnel.

 Ce que nous regardons nous façonne

Les algorithmes ne sont pas neutres. Ils ne sont pas objectifs. Et ils ne sont pas conçus pour notre bien collectif. Ce sont des outils d’extraction de valeur, qui exploitent notre attention, notre colère, notre naïveté. Il est urgent de comprendre que ce qui est en jeu ici, ce n’est pas notre confort digital, mais la manière dont nos sociétés se regardent elles-mêmes, dont elles racontent leur histoire, dont elles envisagent leur avenir. Il est encore temps de réagir. Car l’identité nationale, une fois affaiblie, laisse la place à toutes les influences.


À lire aussi
commentaires
Loading...
[ Footer Ads ] [ Desktop ]

[ Footer Ads ] [ Desktop ]