« Le village de l’Allemand » : Quand la scène réveille une mémoire censurée
"Le Village de l'Allemand", le roman qui a fâché Alger monte sur scène, défiant la censure

Par Mohammed Taoufiq Bennani
Imaginez une œuvre si puissante qu’elle brise les tabous les plus ancrés, déclenche la fureur des autorités et est réduite au silence dans son propre pays. Cette œuvre existe, c’est le roman « Le Village de l’Allemand » de Boualem Sansal. Aujourd’hui, ce livre reprend vie sous une forme inattendue, prouvant que les mots, même muselés, trouvent toujours un chemin. En juillet 2025, une adaptation théâtrale de ce roman sulfureux sera présentée au festival « off » d’Avignon, en France, redonnant ainsi voix à une œuvre censurée en Algérie et portée par un auteur actuellement incarcéré.
Un roman qui dérange
« Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller » fut publié en 2008. Ce roman raconte l’histoire de deux frères, Rachel et Malrich. Leurs parents, une mère algérienne et un père allemand, sont restés vivre dans un village près de Sétif, en Algérie. Cependant, les frères ont été élevés par un oncle dans une cité de banlieue parisienne. L’histoire, inspirée d’un cas réel, se déploie à travers leurs journaux intimes. Le livre aborde des thèmes lourds comme la Shoah, la guerre civile en Algérie dans les années 1990 et la vie des Algériens dans les banlieues françaises.
Des parallèles explosifs et un passé caché
Ce roman a provoqué une « vive controverse en Algérie » et a été censuré dans le pays. Plusieurs raisons expliquent cette réaction. D’abord, l’auteur établit un parallèle audacieux entre le nazisme et l’islamisme radical. Le livre met en lumière les similitudes dans les méthodes d’endoctrinement, la violence et le fanatisme du régime nazi et ceux de l’islamisme radical, particulièrement le GIA. Pour le pouvoir algérien, cette comparaison est perçue comme une insulte. En outre, le roman révèle la présence d’anciens nazis en Algérie après la Seconde Guerre mondiale. Ces criminels auraient trouvé refuge dans le pays. Pire encore, certains auraient même combattu aux côtés du FLN. Cette partie de l’histoire est peu connue. Elle est « extrêmement sensible » car elle ternit l’image idéalisée de la Révolution algérienne et remet en question la pureté du récit national.
Le pouvoir algérien en ligne de mire
Au-delà des parallèles historiques, le roman critique ouvertement le régime algérien actuel. Sansal dénonce la corruption, le mensonge, la répression et la confiscation de la mémoire. Le roman utilise l’allégorie du « village allemand » pour suggérer que le système en place reproduit des logiques d’oppression. Ceci est perçu comme une attaque directe par les autorités. De même, en abordant un passé troublant et en suggérant des continuités historiques difficiles, le livre ébranle les fondements de l’identité algérienne officielle. Cette identité est largement construite sur le sacrifice et la pureté de la lutte pour l’indépendance.
L’écrivain dissident face à la pression
Boualem Sansal est connu pour son « engagement dissident ». Ses positions dérangeaient déjà « en terre des martyrs » avant ce roman. Son refus de l’exil, malgré les pressions, ainsi que des actes symboliques comme sa participation au Salon du livre de Jérusalem en 2011, ont contribué à son ostracisation. Dès lors, ses écrits sont perçus comme une menace pour le pouvoir. « En bref, “Le Village de l’Allemand” a été censuré car il brise des tabous », confronte le pays à des vérités historiques dérangeantes et met en cause les mythes sur lesquels s’appuie le régime.
L’œuvre prend vie sur scène
L’adaptation théâtrale de “Le Village de l’Allemand” a vu le jour en 2023. La compagnie les Asphodèles du Colibri, dirigée par Thierry Auzer, a toujours à cœur de « faire entendre » cette œuvre. M. Auzer a été « bouleversé par sa façon d’écrire ». Les droits du roman avaient d’abord été accordés pour un projet de cinéma, qui ne s’est finalement pas fait. Cela a ouvert la voie à l’adaptation scénique, née avec le metteur en scène Luca Franceschi, un « frère de scène » de Thierry Auzer. La pièce est en tournée depuis, y compris dans des lycées. Elle sera à l’affiche du « off » du Festival d’Avignon du 5 au 26 juillet. Boualem Sansal devait y assister l’automne dernier, « avant d’être arrêté ».
Mémoire, identité et combat actuel
Sur scène, six comédiens manipulent un décor simple. Le spectacle emmène le spectateur dans « la quête douloureuse d’identité des deux frères Schiller ». Il explore notamment leurs interrogations « en tant qu’enfants de criminel de guerre ». Un des personnages, un commissaire de police, sorte d’ange gardien, assure : « Nous ne sommes pas responsables, ni comptables, des crimes de nos parents ». Thierry Auzer souligne les thèmes centraux : « Le silence », « la mémoire », « l’amnésie familiale ». Selon lui, ce livre permet « de ne pas oublier hier, pour comprendre ce qu’on vit aujourd’hui ». Actuellement, Boualem Sansal, âgé de 80 ans, est incarcéré depuis le 16 novembre 2024. Il a été condamné à cinq ans de prison pour des déclarations. L’écrivain est l’objet d’une « lutte diplomatique entre l’Algérie et la France ».
En conclusion, « Le Village de l’Allemand » de Boualem Sansal reste une œuvre capitale et controversée. Censuré pour avoir osé confronter l’Algérie à son passé sensible, à ses mythes fondateurs et à ses réalités politiques, le roman continue de résonner. Son adaptation théâtrale, présentée en France, offre une nouvelle scène pour ces vérités dérangeantes. Elle maintient également le lien avec l’écrivain lui-même, aujourd’hui privé de liberté. Dès lors, l’histoire de ce roman et de son auteur pose une question fondamentale : comment une nation peut-elle avancer si elle refuse de regarder son passé en face, et quel rôle l’art et la littérature jouent-ils dans ce combat pour la mémoire et la vérité ?