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Le testament de Zarathustra : Par-delà le bien et le mal

Abdelhak Najib


Tout l’enseignement de Zarathoustra, au prix de son errance, puis de son isolement et de son retrait loin des foules, nous répète qu’il faut une sacrée dose de courage et de folie pour être cet homme dont la vie n’est qu’une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu par une société liberticide ou accéder à un haut degré de solitude, au-delà des conglomérats, loin de la masse et de la populace, loin de la plèbe, pour entamer le chemin qui mène immanquablement vers soi, vers qui nous sommes censés être et devenir.

Friedrich Nietzsche pose ici l’unique question qui vaille. C’est la suivante : est-elle possible cette grandeur qui met son homme à l’épreuve à chaque pas, à chaque pensée ? Peut-il l’atteindre, malgré les pièges de la société, malgré l’hostilité du monde qui l’entoure et qui veut le ligoter et le museler, malgré les autres, malgré tous les autres, tous ceux qui voient en lui un danger pour leur stabilité et pour leur ordre établi étant donné qu’il est sorti du groupe et qu’il mène sa barque en solitaire ? C’est là tout le propos de la pensée nietzschéenne quand elle traite de la place de l’homme en tant qu’individu au sein d’une société qui veut le broyer à tous prix, parce qu’il sort des rangs et entame un sentier isolé.

 

«Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous résolus ? Non pas du courage devant des témoins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont aucun dieu n’est plus spectateur ?»

Friedrich Nietzsche

 

Zarathoustra tout comme ce sauteur des cimes du «Gai savoir» nous disent qu’il faut aussi porter en soi la marque des irréductibles, le peu qui demeure de ces vaillants guerriers qui résistent et qui refusent de céder, ne serait-ce qu’une once de leur territoire à ce monde grégaire qui tombe en lambeaux. Cet homme nouveau nous répète qu’il «faut être conscient dans sa chair qu’il n’y a qu’une erreur innée, celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux», comme le précise Arthur Schopenhauer, l’auteur de «Le monde comme volonté et comme représentation.» Et cette erreur est rectifiée au fil des âges qui défilent, avec leur lot de dépassement de soi dans la résistance face à ce qui abrutit, face à ce qui rabaisse, face à ce qui fait miroiter un faux avenir pour cet homme qui ne veut en aucun cas avoir la même destinée fatale que tous les autres, cet homme qui préfère le saut dans le vide à une situation dite confortable au cœur de la cité, avec toutes les compartimentations assignées à chacun de manière inextricable, telle une peine, telle une condamnation à vie, à jamais.

Pour cet homme qui est désormais sorti de la cité, avec son conditionnement et son embrigadement, l’unique futur qui vaille est celui qui se dérobe en continu. Le futur, nous dit le philosophe, est une flamme qui luit toujours devant nous, nous incitant à marcher encore : «La vie consiste, pour nous, à transformer tout ce que nous sommes en clarté et en flamme, et aussi, tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement», lit-on dans «Le Gai savoir» avant d’aborder le principe incontournable de la solitude, portée par cet homme solitaire qui invente son territoire en continu : «Le solitaire.
Il m’est odieux de suivre autant que de guider. Obéir ? Non, jamais, et jamais – gouverner !
Qui n’est à soi-même terrible, à nul autre ne saurait inspirer la terreur : Et seul qui l’inspire sait guider les autres. Déjà il m’est odieux de me guider moi-même ! Pareil aux animaux sylvestres et marins, J’aime à perdre mon temps, à m’accroupir, en quelque labyrinthe charmant. Enfin, de loin, me rappeler peu à peu au logis -Pour revenir à moi et moi-même- me séduire», ajoute Friedrich Nietzsche, toujours dans «Le Gai savoir».

 

Friedrich Nietzsche

 

En marchant vers son destin, écrit ligne après ligne par lui-même, cet homme sait qu’il doit revenir à lui-même et finir par se séduire car cet homme a atteint ce stade où il ne peut plus parler qu’à lui-même étant un et multiple, se défiant dans son adversité intérieure et intrinsèque. «Un seul est toujours de trop autour de moi,” – ainsi pense le solitaire. “Toujours une fois un – cela finit par faire deux!” Je et Moi sont toujours en conversation trop assidue: comment supporterait-on cela s’il n’y avait pas un ami? Pour le solitaire, l’ami est toujours le troisième: le troisième est le liège qui empêche le colloque des deux autres de s’abîmer dans les profondeurs», écrit l’auteur de «Ainsi Parlait Zarathoustra». Cette exigence envers soi porte un nom : se suffire à soi-même, parce que l’on sait que nous portons en nous le monde que nous transfigurons par l’action, par le rêve, par la certitude d’atteindre d’autres profondeurs à l’intérieur de soi, par l’esprit, par le savoir heureux, par cette connaissance intime des choses qui nous rend si alerte, qui fait de nous cet homme au regard aigu, cet homme avec une acuité telle qu’elle englobe la totalité de son existence et du monde où il déploie ses talents de danseur :  «Vous, les solitaires d’aujourd’hui, vous qui vous retirez à l’écart, vous serez un peuple un jour : de vous qui vous êtes-vous mêmes élus, naîtra un peuple élu. Et de lui naîtra le surhumain», lit-on dans «Ainsi parlait Zarathoustra».

Désormais, cet homme sait entendre la musique. Il en connaît la partition. Il en sait tous les silences.  Dorénavant, il a appris à danser d’une cime à l’autre, le pas léger, l’oreille tendue et propice à cette mélodie heureuse qui incite le voyageur à pousser plus loin les limites de son chemin. Cet homme a également cherché durant longtemps son pire ennemi et il ne l’a pas trouvé ni dans la foule, ni au sein de la société, ni chez ses piètres rivaux et pseudos adversaires, mais en lui-même : «Tu cherchais ton meilleur ennemi et tu t’es trouvé», précise le philosophe allemand. Oui, il s’agit de cela, se trouver pour être seul, pour tourner le dos à la plèbe, à ce conglomérat d’êtres affolés qui ne peuvent exister que par et dans la masse, ayant constamment peur de ce face-à-face avec eux-mêmes, cette confrontation qui ne survient jamais, parce qu’ils sont condamnés à ne jamais être que des ombres : «Où cesse la solitude, commence la place publique; et où commence la place publique, commencent aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses», ajoute Friedrich Nietzsche dans «Ainsi parlait Zarathoustra». Cet homme désormais seul et solitaire ne fait partie d’aucune caste ni d’aucune société encore moins d’aucune secte. Il est comme ces hommes qui croient en la lutte de chaque instant pour rester debout face à la machine qui broie et aplatit tout sur son passage, tournant le dos à ce que les autres appellent «morale».

Cet homme qui vit par lui-même, qui évolue en parfaite adéquation avec son être le plus profond ne veut se soumettre à aucune valeur mensongère au nom du groupe. Mieux encore, cet homme fuit les groupes pour cheminer sur son sentier, inventé par lui-même, pour ne frayer avec personne, sachant avec pertinence que le commerce des uns et des autres finit immanquablement par corrompre et la détermination et la puissance qui la sous-tend. D’où cet impératif vis-à-vis de soi-même de ne jamais céder aux conciliabules des spectres qui peuplent la ville avec leurs cris et leurs jérémiades. «Lorsque j’arrivai auprès des hommes, je les trouvai assis sur une vieille fatuité: tous prétendaient savoir depuis longtemps ce qui était bien et mal pour l’homme. Discourir sur la vertu leur paraissait une vieillerie fatiguée et celui qui voulait bien dormir, celui-là avant d’aller se coucher, il parlait encore du “bien” et du “mal”. Cette somnolence, je la leur ai troublée lorsque j’enseignai : ce qu’est le bien et le mal, personne encore ne le sait, – à moins d’être un créateur.

Mais celui-là, c’est celui qui crée le but de l’homme et qui donne un sens à la terre et qui lui donne son avenir : c’est par sa création seulement que quelque chose est bon ou mauvais», souligne Friedrich Nietzsche dans «Ainsi parlait Zarathoustra». Avant d’ajouter que c’est sur cette route à nulle autre semblable qu’il a fini par trouver le surhomme, cet homme nourri de sa puissance et de sa volonté de toujours aller au-delà de tout ce que les autres, cette foule surmenée, appellent les limites du possible. Car pour cet homme nouveau, né du dernier homme, qui a fait le solde de tout compte de toutes ses errances passées, pour habiter des espaces ouverts sur des horizons multiples, avec des aurores renouvelées, il n’y a qu’une unique exigence, celle qui désire l’adversité, celle qui aime le danger, celle qui veut vaincre d’abord soi-même avant de vaincre les autres et l’existence  dans ce qu’elle a de plus terrifiant et de plus traître : «Ce fut là aussi que je ramassai le mot “surhumain” au bord du chemin et où j’appris que l’homme était quelque chose qu’il fallait surmonter – que l’homme est un pont et non un but : qu’il se dit bienheureux de son midi et de son soir, comme chemin vers de nouvelles aurores», souligne Friedrich Nietzsche.


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