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Le monde d’Ibrahim aux Éditions Orion

Hassan Bakhsiss


Dans son roman, l’auteur Mustapha GUILIZ se plaît à explorer l’univers flottant et passionnant d’Ibrahim. Depuis le décès de sa mère Zahra alors qu’il était enfant, Ibrahim empruntait des chemins de vie serpentés de bout en bout de lacets avec des chutes répétées. Dans ce tumulte, l’auteur mêle la difficulté de vivre, les tribulations, les bifurcations, les silences, la tragédie, l’honneur, le drame et l’allégorie sacrée. Ibrahim a essayé de s’insérer dans l’ordre familial, mais ballotté, il avait le sentiment d’avoir vécu plusieurs vies en même temps.

Une existence ponctuée par des découvertes multiples d’incantations morales et d’alliances dont certaines ont des sources visibles et d’autres plus secrètes. ! Il était outré lorsqu’il a vu son oncle Jelloul s’emparer de la part d’héritage de terre qui revenait à son père Abdelkader. Jelloul continuait à creuser les sillons dans cette fabrique sociale de mœurs qui rappelle bizarrement la loi salique, la loi des mâles et encore pas pour tous ! Cette règle excluant exclusivement les femmes de la succession. Ce mode social mouvant exacerbait Fatna et touchait aussi les hommes comme Abdelkader qui en était victime : le père d’Ibrahim était humilié par son frère Jelloul. Les femmes étaient omniprésentes dans la vie d’Ibrahim. Autour d’elles, il explorait les songes, les fantasmes, les histoires vraies et les mensonges de l’imaginaire. Fatna était animée par l’obsession d’éloigner Ibrahim de la bourgade de sa naissance.

La plume de l’auteur est immersive ; elle m’a fait partager la vie d’Ibrahim qui mêle le désespoir et le sursaut, l’abattement et le dépassement, la défaite et le combat, l’amour et le mépris, la vie et la mort. Elle m’a fait plonger dans son univers trouble et fantomatique. Ce roman est une véritable œuvre qui se distingue par la complexité des personnages et sa qualité littéraire. Un roman d’une exceptionnelle tenue littéraire dans laquelle évoluent des personnages si proches et si différents. Une écriture dense qui oscille entre la destinée d’Ibrahim et son entourage reflétant une palette émotionnelle élargie.

Abbas, le mari de Fatna avait un TOC : un trouble obsessionnel compulsif pour le vol de bétails. Un véritable cleptomane ! Ibrahim regardait ce monde bizarre à sa hauteur, mais ne comprenait pas le pouvoir des guérisseurs, des marabouts, des djinns, des croyances et des malédictions les plus invraisemblables, des dissonances des mêmes voix pour la même histoire et encore moins les raisons qui excluaient son père de bénéficier de sa part d’héritage ! Voyant l’apathie de son père face à cette injustice, Ibrahim sentit qu’entre l’illusion et le réel, il existait un gouffre. Qu’il était très difficile d’enjamber. Ainsi, Ibrahim était consterné de ce monde de contradictions et d’absurdités des Hommes. Fatna éprise de justice et contestataire finira par faire accepter à Jelloul l’intention d’adopter le petit Ibrahim ! Ce dernier était joyeux de quitter le hameau : symbole de mauvais souvenirs, de scoumoune et de démence ! L’auteur remonte le fil du temps en mettant en relief la tradition instaurée par le « clan » entourant la famille d’Ibrahim. Il évoque l’histoire, tantôt amusante, tantôt bouleversante, des membres de sa famille, d’Ibrahim et de ses amours ! L’auteur se laisse emporter dans un récit où se mêlent souvenirs, tragédies, confidences, témoignages historiques et les efforts pour s’affirmer et grandir dans un environnement rude ! Ibrahim a été conduit à jeter un regard lucide et critique sur son entourage. Il tentait à la fois d’exorciser sa propre angoisse et s’éloignait autant que faire se peut du gouffre. Il avait appris de faire des rêves dérisoires dans un environnement qui semblait éternellement lui échapper.
Dans son itinéraire initiatique, Ibrahim était confronté à lui-même, il errait au milieu des siens. Il avait connu pendant un mois l’univers carcéral, il avait compris qu’il n’allait pas chercher à atteindre le bonheur parfait. Mais, il allait se contenter de petits fragments que lui offraient la vie, qui, mis bout à bout, lui permettaient de garder la tête au-dessus de la mêlée. Malgré les obstacles dressés sur son chemin, Ibrahim fut un bonhomme qui insufflait la joie de vivre malgré tout… Les lecteurs découvriront son destin, sa famille et surtout sa tante Fatna, Chi, Aida, Yamina, Khaddouje, Zineb, Chama… avec leurs bonheurs, leurs tribulations, leurs secrets, et leurs tragédies. Ibrahim découvrit qu’il avait un demi-frère Haroun issu de sa mère !

Mustapha GUILIZ écrit sans concession, à l’écriture tranchante dotée d’une sémantique fabuleuse, qui remue et pousse à réfléchir sur les rapports hommes/femmes sans oublier Ibrahim ! Talentueux écrivain qui sait égrener les romances douloureuses, exalter les espoirs déçus, les amours détraqués, les rêves piétinés, les jouissances troubles et les naissances cachées… Un vrai roman, avec une histoire authentique avec de vrais personnages : un livre où s’expriment la ténacité d’Ibrahim, la sensibilité, les silences et les doutes de l’époque… Une écriture qui foisonne de descriptions fabuleuses, de figures de style, de métaphores… Une écriture « flanquée dans l’humain » qui met en évidence les ressentis les plus intérieurs. Elle décrit les êtres qui vacillent et qui chancellent au regard de tous. Dans le récit, certains passages sont si uniques et si émouvants. Dans une société machiste, l’auteur montre l’abnégation, l’ingéniosité et le pouvoir de nuisances que les femmes sont capables de mettre en œuvre et de l’incruster dans la tête des hommes pour obtenir ce qu’elles souhaitent. Grâce à leur audace, leur vie souvent est le reflet de leur génie au quotidien que de leur détermination. Et soudainement, je pense au couple improbable formé par la douce Chi et Ibrahim et ô combien chargé d’Amour ! Il y a quelque chose de singulier et de troublant dans le personnage d’Ibrahim qui ne manque pas de susciter de l’intérêt afin que l’on suive son parcours. Le choix du personnage d’Ibrahim s’apparente comme le candidat potentiel pour réfléchir sur la condition, les rouages de la société, le destin d’une époque et de l’humanité en général. La littérature de Mustapha GUILIZ demeure vraie jusqu’à l’absurde, vivante et qui émane du terroir ! Et comme un artiste peintre, sa plume sait s’exprimer dans des tonalités diverses et mettre dans l’écriture de la lumière et des couleurs… Dans ce roman, la littérature se déploie dans toutes ses dimensions. Ces dernières constituent le ferment et la substance même de l’existence d’une littérature plaisante et agréable à lire.

Dans son périple de vie, les tumultes continuaient de plus belle ; Ibrahim part vers de nouvelles contrées. Il va à la rencontre de nouveaux paysages et de Nouveaux Mondes. Il débarque au Vietnam du Sud et il se distingue comme étant un soldat courageux et exemplaire. Reconnu comme Blessé de Guerre, Il fut décoré en ayant la médaille coloniale comme tirailleur de 2e classe. À son retour chez lui avec sa femme Chi, une Vietnamienne, l’accueil n’était pas comme il l’aurait espéré. La destinée d’Ibrahim est pétrie de mystères, de rencontres, de petites amourettes et de grandes Amours. En Amour, Ibrahim avait connu toute la palette émotionnelle : de l’amour fugace, chancelant jusqu’à l’amour constant et intemporel.

On immerge dans l’antre de cette histoire. Le champ lexical de l’auteur nous rappelle avec une savante sémantique les ressentis et les silences les plus intérieurs de chaque personnage. Mustapha GUILIZ nous livre aussi une intéressante évocation sociale. Citons ainsi les personnages attachants dont Zahra, Fatna… Dans leur cheminement prudent pour concilier la soumission traditionnelle des épouses avec leur désir de justice et d’égalité entre les sexes.
Un roman qui raconte l’histoire d’Ibrahim et met en lumière un pan méconnu de l’histoire des tirailleurs marocains. Toutes ces histoires sont des gisements de mémoire qui fascinent notre monde actuel ! Dans son périple itinéraire, Ibrahim n’avait jamais oublié sa mère ; il avait son étoile et son espoir qu’ils nourrissaient en lui…

Mustapha GUILIZ est parvenu à travers ce roman à allier la réalité de la vie des hommes surtout celle d’Ibrahim et celles des femmes de manière brillante et palpitante, et à façonner des personnages riches et complexes. Son écriture fascine par ses descriptions. Il nous offre un récit lumineux sur la quête de soi en l’occurrence celle d’Ibrahim et la poursuite d’un rêve souvent fuyant, mais accessible. Un roman d’espoir où chaque personne cherche son équilibre ! Grâce à son style et la qualité de sa narration, les personnages sont confrontés à la part la plus obscure d’eux-mêmes, à leurs démons et tout l’enjeu est de savoir si Ibrahim

parviendra à les dompter. Des personnages formant une chaîne autour d’Ibrahim que les vicissitudes les plus diverses ne peuvent rompre, car le lien du sang et l’amour en soudent les multiples maillons. Ensemble, ils forment une petite tribu, à la fois individus à part entière et membre d’un groupe, liés par des façons de se mouvoir dans la vie, de s’exprimer et par le trajet qu’ils parcourent ensemble. Un roman dans lequel l’auteur rend palpable l’imagination d’Ibrahim, une qualité essentielle dans sa vie d’enfant et d’adulte.

Dans sa vie qui mêle le désespoir et le sursaut, l’abattement et le dépassement, la défaite et le combat, Ibrahim fait figure de cas exemplaire. En pensant à la douceur inouïe de Chi à l’égard d’Ibrahim, ce roman est aussi affectueux que cruel. En le lisant, je me suis posé une question : sommes-nous capables de construire un monde où l’Amour ne fait pas de mal ? À la fin de sa vie, et pendant la période terrible proche de l’enfouissement dans le monde de l’au-delà où toutes les silhouettes se confondent, Ibrahim le soldat décoré était allongé dans son lit. Entouré de femmes sous une lumière sacramentelle et obscurité insondable. Il est peut-être le vide, il a existé, il est présent partout, il est lui-même, il est la plante qui pousse sans eau, il n’est rien, il est tout le reste… Il est le petit bonhomme Ibrahim ressuscité par l’écriture fabuleuse de l’auteur dans cette vie et dans d’autres vies immortelles. Ce rien du tout n’a pas de borne, car dans son existence morcelée, Ibrahim avait plusieurs vies à vivre en même temps !
Comme il y a du cœur dans ce roman, je pense tout d’un coup à une citation du génie Vincent Van Gogh : « Le cœur de l’homme est comme la mer. Il a ses tempêtes, il a ses marées et, dans ses profondeurs, il a aussi des perles. »


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