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Le Cirque des animaux délirants : La nouvelle fresque inversée d’Anis Rafei

Par Mounir Serhani


Anis El Rafei est une exception dans la cartographie du genre de la « nouvelle » au Maroc. Un nouvelliste resté fidèle à ce genre alors qu’il ne manque ni de souffle poétique ni d’endurance romanesque.

Il préfère néanmoins persister dans les chemins enchevêtrés de ce genre mineur (émanant de la minorité) et y exerce une expérimentation narrative à même de s’inspirer des grands textes de la littérature mondiale. Car il est avant tout grand lecteur des autres géographies, arabe, européenne, américaine, pour ne citer que celles-ci. Ce nouvelliste « chercheur » fait un véritable travail d’archéologue aguerri en quête de nouvelles techniques et stratégies d’écriture en marquant une réelle rupture avec les formes classiques de la « nouvelle » arabe. 30 ans de nouvelles lui ont suffi pour trouver son chemin particulier différent et très original.

21 textes écrits dans son atmosphère d’expérimentation et d’incertitude : Le Poids des papillons sur le toit de la cloche, C’est ce qui arrivera au passé, Le Dépôt des âmes alternatives, L’Incarcération de la forêt dans une bouteille, Le Musée des tares, Le Tailleur des formes, La Clinique des poupées, Des Choses se passent sans qu’elles arrivent, et bien d’autres œuvres qui brisent toutes les attentes du lecteur traditionnel habitué au confort de la linéarité. Or, la nouvelle de Rafei bouleverse et trouble les comportements itératifs du lectorat classique.

La nouvelle est, dans son univers esthétique, rétive à l’histoire courte ouverte au lecteur et disponible à ses prévisions, mais elle est aussi ambiguë qu’inaccessible, confectionnée suivant un schéma ourdi avec autant de ruse que de subterfuges. Une ruse narrative qui essouffle le lecteur et met son endurance à l’épreuve. Le texte traduit de par ses enchevêtrements inexplicables la condition humaine qui n’échappe nullement à cette même complexité et par conséquent la même profondeur. La nouvelle est censée accompagner l’expérience humaine dans son évolution, son déclin, ses vicissitudes, ses cimes, ses apparences, ses masques et ses déchéances.

Son recueil de nouvelles : Le Cirque des animaux délirants, paru en Jordanie, a été primé pour cette métaphore personnelle que Rafei s’attribue, à l’instar des grands écrivains, pour écrire la vie et l’existence dans un cirque où l’on assiste à une inversion de rôles entre l’homme et l’animal. Le cirque finit par un énorme incendie engendrant un amas de cendres que les commerçants aspiraient à revendre.

La première page de couverture nous indique qu’il s’agit d’une valise de dessins et de monologues et que c’est un récit, sans aucune classification générique mentionnant « la nouvelle ». Le recueil contient 120 fragments, récits et historiettes, 30 animaux, 30 monologues, sans doute 30 nouvelles ou paroles libres. Comme si le nouvelliste nous mettait en garde de désigner ses récits en les nommant « nouvelles ».

Les 30 narrations ont remporté paradoxalement le prix de la nouvelle parmi les 240 œuvres nominées. Elles posent un challenge à la conscience du lecteur et secoue ses rituels de lecture que la nouvelle traditionnelle a inculqués en lui. Car Anis El Rafei a un projet qu’il mène avec énormément de persévérance depuis son premier recueil de nouvelles : Scandales au-dessus des soupçons (1999), jusqu’au Cirque des animaux délirants, accompagné de dessins réalisés par l’artiste Mohamed El Amiri, un recueil porteur de coups de théâtre et de rebondissements inattendus et imprévisibles.

Tous ces éléments nous mettent dans un univers semant un désordre délibéré parmi les genres littéraires et les genres narratifs dont les frontières s’estompent à vue d’œil. Les grandes narrations et les petites narrations sont susceptibles de mêler le réalisme au merveilleux et d’associer l’étranger au vraisemblable ; un véritable enchevêtrement entre le réel et l’imaginaire où l’onirique prend le dessus sur la réalité. Si le récit recrée l’animal, le dessin le dresse par le biais des couleurs et à coups de pinceau.

C’est un cirque carnavalesque et symbolique : y accéder sans ticket pour souligner la gratuité d’un spectacle où l’humain s’exhibe indignement devant les yeux de la bête. L’artiste ne s’est pas contenté de peindre les animaux, mais de dessiner leurs âmes fictives. Un fragment, puis un autre, un ticket gratuit, puis un autre, et la succession de bribes nous fait accéder au cirque où la nouvelle dissimule une vache dans le chapeau du magicien. Un recueil provocateur en quelque sorte parce qu’il vise expressément à nous surprendre usant de ruses et de subterfuges brisant notre horizon d’attente. Un cirque dont les numéros et les spectacles sont interminables comme s’il se jouait spontanément et que les mains qui l’animaient étaient invisibles.

Il faut affirmer que le nouvelliste, grand lecteur des textes universels, ne se soucie pas du style et de sa rhétorique. Il veille, néanmoins, à ce que ses phrases soient simples, éloignées des métaphores amplifiées et des images artificielles comme celles d’un exercice de style. Il donne l’impression d’être indifférent à la poéticité commise en toute conscience, comme un travail d’artisanat du style. La langue et ses enjeux résident dans les monologues du crocodile, du kangourou, du lézard, des fourmis, de l’ours, du zèbre… et les bêtes s’expriment pour éviter leur anxiété, leur dilemme et leur peur.

En effet, l’étonnement est le résultat des prises de parole bestiaires synonymes d’histoires, comme celle de la grenouille qui se compare à percussionniste tapant la surface de l’eau, un personnage ayant du mal à se relever correctement à tel point qu’il voulait donner des ordres à « ses pieds » auxquels s’est substituée la nuque… Le singe raconte l’histoire du cercueil qui s’est fermé sur lui ou qu’il a fermé volontairement avec ses mains « pâles » pour se trouver en pleine obscurité, pour qu’une jeune belle femme y pose un bouquet de fleurs et lui prenne « une photo ornée des dents de fer simiesques ».

Le Cirque des animaux délirants est une aventure aussi bien esthétique que narrative. Un recueil qui invente une nouvelle forme narrative et invite les critiques littéraires à faire l’effort de suivre l’évolution du texte arabe dans ses envolées universelles dans une sorte d’arène où les genres littéraires s’affrontent pour engendre un genre hybride dépassant les classifications « scolaires » décidées par l’académisme érudit. Anis El Rafei défend les « genres mineurs » en écrivant le fragment dans le monologue et les images associées subtilement à des clics de caméra dont les profondeurs perçoivent le monde à l’envers et à contre-plongée.


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