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La transition du Franc CFA à l’Eco: quelles implications pour les entreprises marocaines en Afrique ?

Ahmedou DAYAHI


Les entreprises marocaines exportatrices vers les pays de l’UMOA (Union Monétaire Ouest-Africaine), ou celles qui y sont implantées, doivent dès à présent ajouter des cordes à leurs arcs pour se prémunir contre les conséquences d’un éventuel bouleversement de l’ordre établi dans le paysage monétaire de cette sous-région.

En effet, malgré la récente ratification, par l’assemblée nationale françaises, du projet de loi sur les accords de coopération liant la France aux Etats de cette union monétaire, les détracteurs du Franc CFA ne ménageront pas pour autant d’effort pour secouer le cocotier.

Que le Franc CFA continue à avoir cours légal dans la sous-région ouest-africaine ou qu’il y soit supplanté par l’Éco, nouvelle monnaie de l’UEMOA, le spectre de l’instabilité monétaire qui plane sur cette zone n’est pas totalement écarté.

La dépréciation de la monnaie ouest-africaine pourrait bien résulter d’un choix « délibéré » comme la dévaluation opérée par la France en 1994, ou d’une situation de fait due à un passage brutal d’un régime de change fixe à un régime de taux flottant.

Il convient de rappeler que la genèse des rapports monétaires verticaux entre la France et ses anciennes colonies africaines, vieux de trois quarts de siècle, a eu lieu durant la guerre froide. Les impératifs du contexte géopolitique ont légitimé la « Françafrique », aux yeux de l’Occident, comme étant un subterfuge pour maintenir ces pays dans le giron du bloc de l’ouest.

Sur le plan économique, la tutelle française sur les autorités monétaires de la zone CFA avait pour objectif, entre autres, de garantir la transférabilité des revenus générés par les entreprises françaises sur cette zone à couvert de tout risque de change.

Néanmoins, les effets du diktat de la politique monétaire restrictive imposée par la France, conjugués au potentiel de croissance de la sous-région, ont accru son attractivité pour les IDE.

Ainsi, des investisseurs étrangers de différentes nationalités, confortés par la libre convertibilité et par la stabilité monétaire de la zone, sont venus bousculer la France sur sa propre chasse gardée.

Selon le rapport sur les investissements (World Investement Report) publié en 2018 par la conférence des N.U sur le commerce et le développement (CNUCED), ce sont les Etats-Unis qui occupent le rang de premier investisseur étranger en Afrique suivis du Royaume-Uni. La France, ne vient désormais qu’en troisième position, talonnée de près par la Chine.

Au risque de verser dans la spéculation, nous nous interrogeons si la France, prise actuellement dans le feu croisé entre la Chine et les États-Unis, n’est pas en passe de tirer son épingle du jeu en faisant d’une pierre deux coups ?

En amendant les nouveaux accords de coopération, la France semble chercher, à reconquérir sa place de premier investisseur européen en Afrique, occupée désormais par l’Allemagne, mais aussi d’y enrayer l’expansion chinoise.

A priori, il paraît difficile de tenir la Chine à la lisière du jeu, eu égard aux innombrables ramifications des relations sino-africaines. L’endettement des pays africains à l’endroit de la Chine et l’engagement de celle-ci dans leurs projets d’infrastructure, l’ont fermement ancrée dans le continent.

La France n’a donc pas d’autres choix que de continuer à jouer le rôle de bouclier de stabilité monétaire et d’assurer aux entreprises chinoises la gratuité du service en matière de couverture contre le risque de change.

L’autre objectif, et pas des moindres, que la France pourrait viser à travers la ratification des nouveaux accords monétaires, consiste à prendre de court les futurs Etats membres de l’UMOA, hostiles d’ailleurs à l’ingérence française dans les affaires africaines, en les mettant devant le fait accompli.

En l’état actuel des choses, la France semble être réticente à l’élargissement de l’actuelle UEMOA aux autres pays de la CEDEAO, (Gambie, Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria, Sierra Leone), essentiellement anglophones.

L’adhésion d’un pays comme le Nigeria, avec un PIB de 400 milliards de dollars, accroîtrait la vulnérabilité de la zone aux aléas de la volatilité des cours du pétrole sous le poids de l’économie du géant africain. Cette nouvelle donne rendrait difficile, voire périlleux, le maintien de la convertibilité illimitée et inconditionnelle de la monnaie ouest-africaine jusqu’alors garantie par la France.

En effet, cette garantie de convertibilité a été adossée au compte d’opérations ouvert auprès du Trésor français et sur lequel sont logés 50 % des réserves de changes détenues par les pays de l’UEMOA.

Or, la nouvelle convention de garantie, qui remplacera incessamment sous peu ce compte d’opérations, donnera aux Etats membres de l’Union la latitude de retirer leurs réserves de change du Trésor français pour les replacer à leur convenance.

Ainsi, l’un des principaux piliers sur lesquels repose la stabilité monétaire de la zone ouest-africaine se trouve déjà fragilisé.

De leur côté, les pays candidats à l’UMOA sont peu enclins à sacrifier leurs politiques de croissance, historiquement architecturées autour d’un régime de change flottant, sur l’autel d’une hypothétique stabilité monétaire.

Leur adhésion générera certainement des différends abyssaux sur la question du régime de change qui pourront bien sonner le glas des accords franco-africains, ou du moins déboucher sur un désarrimage de la monnaie africaine de l’Euro.

A l’aune du changement des rapports de force au sein de l’Union, le maintien de la parité fixe Eco-Euro, deuxième pilier de la stabilité monétaire de la zone, risque de devenir un choix difficilement soutenable.

Eu égard aux incertitudes qui planent sur les perspectives d’avenir de la zone monétaire ouest africaine, les entreprises marocaines, qui y sont fortement concentrées, s’avèrent très exposées.

Il leur est devenu impératif de déployer les mesures de couverture idoines pour se prémunir contre les différents risques consubstantiels qui peuvent découler d’une éventuelle instabilité monétaire.

Durant la période qui s’étend de 2003 à 2014, 60% des investissements directs marocains sortants, soit environ de 40 milliards de dirhams, ont été destinés aux pays africains. A eux seuls, les pays d’Afrique de l’Ouest ont drainé 55% de ces IDE. 15% s’adressent aux pays d’Afrique centrale, 5% aux pays d’Afrique australe et 25% aux pays d’Afrique du Nord.

Le taux de croissance de la zone UEMOA, qui s’inscrivait déjà dans une tendance baissière depuis 2018 (6,4% contre 6,6% en 2017), pourrait chuter de moitié en 2020.

La décélération induite par l’atonie de la demande extérieure sur les produits de base provoquée par la crise de la COVID19 au niveau des pays de l’UEMOA sera résolument accentuée par la chute des cours du pétrole au niveau des pays de la zone CEMAC. La détérioration des réserves de change de ces pays rendra le scenario d’une érosion monétaire plus vraisemblable.

Si les entreprises marocaines opérant en Afrique de l’ouest seront exposées en cas de dépréciation monétaire à des risques de natures différentes, il n’en demeurera pas moins que leurs degrés d’exposition seront différenciés.

L’amplitude du choc peut s’étendre bien au-delà de leurs performances opérationnelles pour aller saper leur valeur de marché, lorsqu’il s’agit d’entreprises cotées.

Aussi, le niveau d’engagement à l’international de ces entreprises, leurs tailles et leurs secteurs d’activité sont les principaux facteurs qui déterminent leur degré d’exposition.

L’un des risques avérés auxquels les exportateurs marocains pourraient être exposés, en cas de dépréciation de l’Eco, est bien celui de la baisse de compétitivité. La dégradation du pouvoir d’achat de la monnaie africaine entrainera un renchérissement des produits importés sur les marchés de cette zone monétaire.

À cet effet-prix, s’ajouterait un effet-coût lié au fait que les produits exportés vers l’Afrique auraient supporté des coûts de production, engagés sous d’autres cieux, libellés dans une monnaie (le dirham) relativement plus forte.

Quant aux PME disposant de structures de production locales, leur exposition serait le corollaire de l’accroissement des prix de l’énergie, du transport, et des autres intrants importés. Elles subiront également le coût de main-d’œuvre, tiré par l’augmentation du coût de la vie.

Toutefois, pour les entreprises inscrites dans une logique de long terme, le choc d’une dégradation de la valeur de la monnaie locale pourrait être moins virulent lorsqu’il est étalé sur une période de lissage assez longue.

Sur le plan macroéconomique, une forte dépréciation de l’Eco aurait des effets non négligeables sur les équilibres fondamentaux des pays de l’UMOA, lourdement endettés en dollars, plus particulièrement envers la Chine.

La pression qu’exercerait le service de la dette sur leurs réserves de changes s’amplifierait davantage et risque d’asphyxier les entreprises marocaines positionnées sur les commandes publiques, les projets d’infrastructure ou les contrats de gestions déléguées.

La capacité de ces pays de s’acquitter de leurs dettes commerciales envers les entreprises créancières, et encore moins d’engager des nouvelles dépenses d’investissement, s’en trouverait sérieusement compromise.

Cette situation a déjà contraint certains pays africains, en défaut de paiement, à concéder la gestion des infrastructures financées par les Chinois à ces derniers, ce qui mettait de facto hors compétition toutes les entreprises concurrentes.

Les grands groupes marocains, (les banques, les assurances, les sociétés de Télécom, les cimenteries, les promoteurs immobiliers …Etc.) implantés sur la zone Eco, pour la plupart cotés en bourse, peuvent paraître moins vulnérables à une dépréciation monétaire.

Le fait qu’ils aient accès aux marchés financiers internationaux et bénéficient de conditions de financement et de systèmes de couverture, inaccessibles aux PME, accroit considérablement leurs marges de manœuvre.

Ces groupes sont généralement dotés de dispositifs de surveillance de risque pays qui leur permettent d’apprécier les différentes natures des risques auxquels ils sont exposés (risque de défaut souverain, risque de non-transfert, risque macroéconomique, risque systémique… Etc.)

Outre ces dispositifs, les banques marocaines sont soumises à la réglementation bâloise qui encadre leur activité de marché. Leur exposition au risque de change sur les zones monétaires africaines demeure très maîtrisée du fait qu’elle soit étroitement corrélée aux fonds propres de leurs filiales.

Néanmoins, une dépréciation endémique de la monnaie ouest-africaine affecterait de manière significative les performances financières de ces entreprises et par ricochet leur valeur de marché.

En effet, quelle que soit la méthode de conversion appliquée aux instruments financiers (cours de clôture ou cours historique), la consolidation des filiales africaines, qui ont pour monnaie fonctionnelle l’Eco, se traduirait au niveau des états financiers des sociétés mères par une dégradation de la valeur des actifs nets.

Aussi, lorsque la valeur de marché de l’entreprise est évaluée sur la base de ses cash-flows futurs actualisés, celle-ci se trouve affectée par la dégradation de sa position de change économique.

Fort heureusement, rien de tout cela, n’est pas encore arrivé, mais les nouvelles rassurantes ne fusent pas de partout non plus. La CNUCED estime que l’impact de la pandémie COVID19 se traduira par une chute du taux de croissance à 1,8% pour le continent africain.

Force est de constater que les flux des IDE en destination de l’Afrique, ont chuté de 42 milliards de dollars en 2017 contre 53 milliards de dollars en 2016, bien en amont de la crise sanitaire.

Ce repli, qui n’est que le corollaire d’une baisse plus drastique de leurs taux de rendement passés à 6,3% en 2017 contre 12,3% en 2012, est toutefois interpellant !

Les facteurs qui pénalisent l’attractivité du continent sont nombreux pour n’en citer que ceux dont l’accentuation risque d’impacter les entreprises marocaines en Afrique à court ou à moyen terme.

La main-d’œuvre bon marché et l’abondance des matières premières, traditionnels avantages concurrentiels de l’Afrique, ne cessent pas de perdre de leur intérêt. La qualité des infrastructures, la fiabilité de la logistique et le développement des écosystèmes constituent désormais les facteurs d’attrait pour les investissements étrangers.

La forte automatisation des processus industrielle et l’éparpillement des sites de production à travers le monde ont réorienté les investissements vers les pays émergents au moment où l’Afrique est restée positionnée sur les maillons très en amont de la chaine de valeur mondiale.

Les PME marocaines qui ont fait cavalier seul pour aller investir en Afrique sont astreintes à ce contexte régional qui les assujettit à ses propres vulnérabilités sans pour autant faciliter leur intégration dans l’économie mondiale.

De leur côté, les grands groupes marocains, en quête de relais de croissance, se sont vite vu confrontés à la réalité du marché africain et à l’intensité de la concurrence qui y sévit.

Pour contourner les limites de ce modèle d’internalisation de portée locale et qui expose les entreprises marocaines aux méfaits d’un éventuel choc monétaire régional, celles-ci doivent changer de logiciel. Au lieu de venir s’imbriquer anodinement dans le paysage africain, ces entreprises doivent pouvoir jouer le rôle d’anneau d’arrimage du tissu industriel local à la chaine de valeur mondiale.

Il est évident que ceci n’est concevable que dans le cadre d’une stratégie de démarche collective, coordonnée et orchestrée par les pouvoirs publics, qui canalisera les investissements en projets de filières structurées tournés vers l’extérieur.

En se positionnant sur la production des intrants intermédiaires manufacturés et les activités d’assemblage, nos entreprises en Afrique vont pouvoir monter en gamme sur la chaine de valeur mondiale, capter une plus grande part de la valeur ajoutée et diversifier leur risque de change.

Les banques marocaines, fort présentes et bien ancrées en Afrique, ont un rôle- clé à jouer dans le déploiement de cette stratégie.

Ces institutions financières sont appelées à apporter leur soutien aux investisseurs marocains en matière de financement et surtout en matière de banalisation des instruments de couverture.

Les décideurs politiques et les opérateurs économiques marocains disposeront toujours du temps pour agir, tant que les pays de la CEDEAO n’auraient pas répondu aux fameux « critères de convergence ».


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