La corruption, entre toile invisible et effondrement
Par Yassine Andaloussi
La corruption ressemble à l’araignée, même quand elle disparaît, sa toile demeure. Changer les visages politiques ne suffit pas, car le réseau d’impunité et de clientélisme continuera d’emprisonner la société.
Il est tentant de croire qu’un simple renouvellement des visages politiques suffirait à éradiquer la corruption et à tourner la page des pratiques héritées des anciens régimes. Mais cette croyance repose sur une illusion dangereuse. La corruption ne s’attache pas seulement aux individus ; elle s’installe dans les structures, elle s’incruste dans les mécanismes de gouvernance, et elle se perpétue au-delà des générations. Changer les acteurs sans toucher aux règles du jeu revient à maquiller le statu quo, tout en donnant au citoyen l’impression d’un renouveau.
La métaphore de l’araignée illustre parfaitement cette logique. L’araignée tisse sa toile, patiemment, fil après fil, jusqu’à construire un piège invisible et solide. Même lorsque l’araignée disparaît, sa toile demeure, suspendue, prête à piéger quiconque s’en approche. Il en va de même de la corruption : les hommes et les femmes qui l’ont installée peuvent quitter la scène, volontairement ou non, mais les réseaux qu’ils ont construits, les habitudes de détournement, les circuits d’impunité et les failles institutionnelles restent en place. Le départ de l’araignée ne fait pas disparaître la toile.
Une impunité institutionnalisée
Dans nombre de pays, les élites politiques se succèdent avec des promesses de rupture. Mais sans transformation structurelle, elles finissent par reproduire les mêmes pratiques. Pourquoi ? Parce que les règles ne changent pas. Parce que les organes de contrôle demeurent faibles ou instrumentalisés. Parce que la justice, même proclamée indépendante, reste soumise à des rapports de force politiques et économiques.
Cette reproduction systémique installe un sentiment d’injustice qui dépasse largement la question de l’argent détourné. Elle mine la confiance des citoyens, fragilise la légitimité de l’État et engendre un rapport pervers à la citoyenneté. Pourquoi respecter la loi si ceux qui gouvernent la violent sans conséquence ? Pourquoi croire aux promesses si elles ne débouchent jamais sur des sanctions réelles ?
Changer un ministre ou un chef de parti ne suffit pas à briser cette dynamique. L’histoire récente de plusieurs pays l’illustre que la corruption survit aux alternances parce qu’elle est moins une affaire d’individus qu’une matrice de fonctionnement.
Réseaux sociaux et illusion de transparence
Un terrain vient complexifier ce paysage, les réseaux sociaux. Ils se sont imposés comme un terrain d’expression inédit, une tribune où les citoyens dénoncent, partagent, s’indignent et parfois organisent des mobilisations. Mais ce terrain est paradoxal, il n’a pas de règles précises, pas d’encadrement clair.
Les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle de contre-pouvoir en révélant des scandales qui auraient été étouffés dans les médias traditionnels. Mais, faute de régulation, ils deviennent aussi un espace de désinformation, de manipulation et d’instrumentalisation politique. Le vide réglementaire qui les caractérise reflète en quelque sorte le vide institutionnel de la scène politique, un espace où pratiquement tout est permis, où les accusations circulent sans preuve, où le buzz prend le pas sur la rigueur.
Ainsi, les réseaux sociaux incarnent ce paradoxe et renforcent la demande de transparence, mais ils alimentent aussi la confusion, brouillant la frontière entre vérité et mensonge.
Le Liban et la destruction d’un État
Le Liban illustre tragiquement ce que la corruption systémique peut infliger à une nation. Pendant des décennies, la classe politique a établi un système basé sur le clientélisme confessionnel, le partage des postes et des privilèges entre clans et l’exploitation des ressources publiques à des fins privées. Cette logique, présentée comme une garantie de coexistence dans un pays à forte diversité religieuse, a bloqué toute réforme et renforcé la corruption.
Les conséquences ont été catastrophiques. L’économie s’est effondrée, la monnaie a perdu plus de 90 pour cent de sa valeur et des millions de citoyens ont sombré dans la pauvreté. La corruption a mené à l’une des tragédies les plus visibles et symboliques de l’État, l’explosion du port de Beyrouth en 2020. Des tonnes de nitrate d’ammonium entreposées sans précaution ont détruit une partie de la capitale, causant des centaines de morts et des milliers de blessés. Cette catastrophe n’était pas un accident mais la conséquence directe de l’impunité et de la négligence.
Le Liban montre qu’un État peut être détruit par la corruption de l’intérieur. La corruption ne vole pas seulement des ressources, elle détruit la confiance sociale, affaiblit les institutions et transforme un pays en coquille vide. La toile tissée par les élites reste suspendue et emprisonne la société.
Le piège des illusions de changement
Le danger pour les pays qui croient qu’un changement de dirigeants suffit est réel. L’illusion du renouveau peut temporairement calmer la colère des citoyens mais ne fait que retarder la crise. Les citoyens perdent confiance et peuvent se tourner vers l’abstention, le populisme ou la révolte. Les réseaux sociaux amplifient ces effets. Ils permettent l’expression et la mobilisation mais n’offrent pas de réforme concrète. Ils deviennent parfois une caisse de résonance pour des discours simplistes qui séduisent mais aggravent le problème. La persistance de ces mécanismes montre que la lutte contre la corruption ne peut pas se limiter à la sphère visible de la politique. Elle doit s’attaquer aux habitudes, aux routines et aux logiques internes des institutions. Tant que le système reste intact, la corruption continue de proliférer.
Une refondation nécessaire
La vraie solution consiste à transformer les règles du jeu plutôt qu’à changer les acteurs. La corruption doit être combattue à la racine par une refondation politique et institutionnelle. Cela implique une justice réellement indépendante, des organes de contrôle renforcés, la transparence des budgets et une culture citoyenne où la corruption n’est plus tolérée. Les réseaux sociaux doivent être intégrés dans une gouvernance numérique intelligente qui protège la liberté d’expression tout en limitant les manipulations et les désinformations. Il ne s’agit pas d’éradiquer les débats numériques mais de les inscrire dans un cadre qui soutienne les réformes et responsabilise les acteurs.
Si les visages changent mais que la toile demeure, la corruption continuera de piéger les générations futures. L’araignée peut disparaître mais sa toile reste suspendue, solide et presque indestructible. Briser cette toile demande courage, volonté et engagement collectif. Le Liban démontre qu’un pays peut s’effondrer non à cause d’un conflit externe mais à cause de la corruption interne. La toile tissée par les élites a étouffé l’État et continuera de piéger la société si aucune réforme structurelle n’est menée. Changer les visages peut donner l’illusion du mouvement mais sans transformation profonde du système le piège persistera. Les sociétés doivent trouver le courage de briser la toile et de reconstruire un État sur des bases nouvelles.
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