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Il faut vivre, mon vieux!

Quand on y pense sérieusement et sans à priori, ce qui va mal, ce n’est pas le monde, c’est notre manière de le voir et de le regarder. Le monde tel qu’il est, tel qu’il se déploie devant nous, avec toutes ses aberrations, avec son absurdité et ses grandes zones d’ombre, n’a pas besoin qu’on y mette de l’ordre. Le monde est ordre incarné. C’est à nous de nous harmoniser avec cet ordre qui nous dépasse tout en gardant à l’esprit qu’ordre n’est pas antinomique de chaos, celui-ci peut incarner parfaitement notre lecture de notre univers et présider à notre existence, dans une recherche des disparités, des différences, des contradictions, des antagonismes. Pourtant, même ceux qui sont conscients de leur individualité dans un monde homogénéisé, il ne se passe pas de jours sans que nous menions à l’abattoir les plus purs de nos élans humains, notre liberté en premier.

Dans cette marche, la première mission de l’homme est de comprendre qu’il est heureux et de savoir comment le rester, dans la durée, avec évidemment les hauts et les bas, les crêtes et les creux, avec les cimes et les abysses. Ce sentiment va au-delà du bonheur, c’est la félicité. Autrement dit, comme le précise Henry Miller : «Vivre signifie être conscient, joyeusement, jusqu’à l’ébriété ». Dans ce processus qui paraît d’emblée simple, mais qui requiert une véritable discipline de vie, notre pensée doit à tout prix transiter d’abord par le cœur pour être rendue active et prendre un sens qui s’articule avec toutes les manifestations de la vie. Sans oublier que l’homme a déjà trouvé les sens de son existence. Si toutes les sciences s’acharnent à vouloir donner un sens à la vie des hommes, l’acuité humaine, dans ce qu’elle a de plus primordial, de plus primitif, a déjà trouvé : elle a l’amour, qui est la connaissance première et ultime, celle qui ouvre sur les mondes, celle qui impacte la vie dans toutes ses ramifications : «Nous participons tous à la création. Nous sommes tous des rois, poètes, musiciens ; il n’est que de s’ouvrir comme un lotus pour découvrir ce qui est en nous », écrivait l’auteur de «La Crucifixion en rose». Cette ouverture est similaire à une naissance au monde. Celle-ci est à réinventer à chaque instant comme une nouvelle présence au monde, qui, dans son changement, nous impose également de nous changer, de nous transcender, de transmuter, dans le sens alchimique du mot, pour donner corps à toutes les variantes de qui nous sommes.

Ce refus de demeurer en une seule version de soi-même préside à cette approche émerveillée du monde et de la vie. Le tout de l’univers se met au diapason avec cet homme qui est ouvert, qui laisse la lumière entrer, qui refuse l’obscurité ou alors s’en saisit pour en faire jaillir des gerbes de lumière. «La pire difficulté pour l’individu créateur, c’est de réfréner l’entêtement à vouloir catégoriser le monde à son image», lit-on chez Henry Miller qui nous dit ici que ce monde qui semble hostile, étrange, lointain, inaccessible, fuyant et même dangereux nous appartient dans sa grande variété et sa profonde complexité. Au fond, chaque instant est bonheur à qui est capable de le voir comme tel, à cette condition sine qua non : il ne faut pas s’entêter à vouloir changer le monde, il faut le vivre tel qu’il est en l’explorant, en y mettant notre sève la plus intime. Pour accéder à cet état d’être, il faut se résoudre à une évidence d’une grande simplicité : «Simplifier sa vie ! Cela paraît la chose du monde la plus facile à entreprendre, et pourtant rien n’est plus difficile. Il y a tout à faire. Absolument tout», comme le précise Henry Miller. Cela implique de vivre au plus près de soi. Cela demande un énorme sacrifice : ne pas désirer, sauf l’amour, bien entendu. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes les possessions, ne pas thésauriser, ne pas s’alourdir de choses, ne pas céder à la tentation de l’avoir, de ne pas céder aux sirènes de la consommation à outrance, de ne pas faiblir devant la matérialité de ce monde qui regorge d’objets et de gadgets, de se contenter du peu, de savourer l’instant avec le minimum possible, de n’aspirer qu’à l’élévation dans la légèreté à la fois physique et spirituelle. Le peu, c’est l’essentiel. Le trop-plein, c’est l’indigestion, c’est le ballonnement qui mène à la déflagration.

Cette implosion intérieure qui est synonyme de décomposition, et que nous voyons chez de très nombreuses personnes, qui portent sur elle le surpoids de l’existence, avec ses avoirs et ses possessions. Cette obésité de la vie moderne, cet embonpoint d’humanoïdes nourris aux OGM, avec le cerveau qui végète et le corps qui souffre, entre paresse et paralysie. Mais il faut savoir que pour remédier à cette grosseur qui confine à la tumeur, l’homme qui veut se libérer doit être conscient d’une chose : si le monde semble foutu, lui, l’homme ne l’est pas. Il a toujours la capacité et le choix de changer. Et en changeant, il crée un nouveau monde. C’est là sa force. C’est là sa valeur. Encore faut-il le désirer, le vouloir, en faire la quête de toute une existence. Cette quête se nomme dignité du présent. Ce présent qui doit s’accumuler ad infinitum pour accoucher d’instants uniques. Il n’y a là aucune recette à suivre. Il suffit d’écouter son cœur, de plonger au fond de ses tripes et de prêter l’oreille à tous ces organes qui veulent vivre, qui battent le feu, qui drainent le sang, qui insufflent le souffle dans l’esprit conquérant et amoureux de sa liberté. Un homme qui prend conscience qu’il vit dans une cage, qu’on l’a jeté dans une cellule de rouille et de ferraille, qu’on lui a confisqué son droit à la mobilité, est un homme qui peut changer. Il comprend du coup que vivre signifie rompre toutes les chaînes. Vivre signifie voler le plus haut possible, quitte à flirter avec le soleil et à se brûler les ailes. Mais voler, tenter le diable en tenant l’impossible. C’est cela vivre. C’est cela être un homme. C’est cela créer son monde et le transformer en continu sans jamais s’installer. Parce qu’un homme qui veut être libre est un homme qui marche constamment. Il multiplie les sorties. Il va. Il chemine. Il explore. Il découvre. Il se trompe. Il rebrousse chemin. Il cherche une autre issue. Et s’il n’en trouve pas, il se met à creuser, burin à la main, durant une vie s’il le faut, pour passer de l’autre côté de tous les murs. Car un homme libre est un danseur des cimes, mais il est aussi un passe-muraille, un sauteur, un gymnaste de l’impossible. Pour y arriver, il faut savoir qu’il faut aimer être seul. Il faut désirer son isolement loin des autres. Il faut apprécier sa grande solitude loin des accointances avec la cité et sa foule : «Être seul, ne serait-ce que quelques minutes, et le comprendre de tout son être, est une bénédiction que nous songeons rarement à invoquer. L’homme des grandes villes rêve de la vie à la campagne comme d’un refuge contre tout ce qui le harcèle et lui rend la vie intolérable. Ce dont il n’a pas conscience, c’est qu’il peut être plus seul dans une ville de dix millions d’habitants que dans une petite communauté. L’expérience de la solitude conduit à une réalisation spirituelle.

L’homme qui fuit la vie, pour être à même de faire cette expérience, risque bien de s’apercevoir à ses dépens, surtout s’il amène dans ses bagages tous les désirs que la ville entretient, qu’il n’a réussi qu’à trouver l’isolement. «La solitude est faite pour les bêtes sauvages ou pour les dieux», a dit quelqu’un. Et il y a du vrai là-dedans», insiste Henry Miller, dans son magnifique «Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch». Alors il faut être une bête sauvage et une divinité qui court l’étendue du monde en semant ses graines et on n’attendant aucune floraison, parce qu’on sera déjà ailleurs, à découvrir toutes les étendues de l’esprit. Celles-ci excèdent toute imagination. Parce que le cœur d’un homme est toujours en avance par rapport à son esprit, et quand les deux se mettent à battre de concert, la liberté est garantie. Voici notre propos, trouver en soi la force de refuser l’ordre des choses et de créer son chaos. Cela passe encore une fois par le rejet de toutes ces choses qui nous emprisonnent et réduisent notre champ d’action. L’homme de ce siècle, fatigué, éreinté et moribond n’ira pas loin. Il est déjà à l’arrêt. Il joue les prolongations dans une partie qu’il a perdue aller et retour, avec un score fleuve. Le tout sanctionné par sa mise sur la touche pour un hors-jeu effectif. Cela découle d’une petite lubie au départ : avoir un peu plus. Puis, c’est l’escalade pour finir par vendre son existence pour un cumul de choses qui ont fini par l’enterrer dans son terrier aseptisé où les machines font la loi et où, lui, l’homme, assiste, les bras ballants, à son désastre en le commentant par clavier interposé. Henry Miller résume cela très bien, dans « Sexus » : «J’avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie, qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s’ils en avaient. Ils n’entretenaient pas d’illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou de défendre l’État. Ce qui les intéressait, c’était la vérité, rien que la vérité. Ils n’accordaient de valeur qu’à une forme d’activité : créer.» Quand l’homme devient le créateur de sa vie, à sa guise, en toute folie, c’est à ce moment précis de son existence qu’il rend hommage à son présent en le célébrant dans la beauté et la fureur.


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