Gaza, le plan sans les Palestiniens
Par Mohammed Taoufik Bennani
Un cessez-le-feu signé en grande pompe à Charm el-Cheikh ouvre une séquence politique décisive. L’architecture annoncée promet plus qu’elle ne précise, tandis que la question essentielle demeure entière : qui parle au nom des Palestiniens et selon quelle légitimité, alors que l’avenir de Gaza se discute en morceaux, séparé de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est.
La séquence s’est accélérée depuis l’approbation par le cabinet israélien, dans la nuit du 9 au 10 octobre, du plan de cessez-le-feu porté par Washington. Le mécanisme d’entrée en vigueur a été activé le 10 à midi, avec repositionnement des forces et premières libérations croisées, puis une cérémonie de signature à Charm el-Cheikh le 13 octobre, présidée par Donald Trump et Abdel Fattah al-Sissi, sans présence d’Israël, du Hamas ni d’une délégation palestinienne civile représentative. La scène a offert une image de consensus international, mais elle a aussi mis à nu le défaut d’inclusivité qui nourrit déjà le scepticisme sur la durabilité de l’accord.
L’analogie avec les partages imposés du siècle dernier n’est pas un procédé de tribune. Elle décrit un risque politique réel dès lors que Gaza est détachée du reste du dossier et traitée comme un problème autonome à administrer par des parrains extérieurs. Le sommet a sanctuarisé une première phase centrée sur l’arrêt des combats, la libération d’otages et l’entrée de l’aide, mais il reste l’angle mort de la gouvernance, du désarmement, des garanties juridiques et de la représentation. La promesse d’une paix durable se heurte à l’absence d’un mandat populaire palestinien clairement exprimé autour de la table, condition minimale pour transformer un cessez-le-feu en horizon politique.
Sur le terrain, l’arrêt des hostilités n’a pas effacé les zones grises. À la date du 15 octobre, l’ONU et plusieurs agences de presse constatent une montée en puissance logistique, avec environ 600 camions autorisés à franchir les points d’entrée sous le cessez-le-feu, mais les besoins se chiffrent en milliers de camions par semaine et des stocks massifs demeurent bloqués aux frontières. Les autorités israéliennes ont indiqué la réouverture du point de Rafah et une hausse des convois, pendant que les livraisons progressent par à-coups au gré des arrangements sécuritaires et des controverses autour des dépouilles d’otages. Le constat humanitaire reste accablant, entre déplacements quasi généralisés de la population, destruction des infrastructures et risques de famine persistants.
Le cœur du problème tient à la représentativité politique. À ce stade, ni la présence d’une société civile gazaouie ni celle d’une délégation pluraliste n’ont été assurées au niveau décisionnel. Le sommet a donné un vernis de légitimation internationale, mais l’Autorité palestinienne demeure cantonnée au rôle de candidate à la reprise de Rafah, sous réserve de réformes internes mentionnées par les médiateurs, sans que cela n’apparaisse noir sur blanc dans les documents d’application du cessez-le-feu. L’AP affirme pourtant sa disponibilité pour opérer le poste, ce qui, s’il se concrétise, pourrait offrir un premier ancrage administratif non militaire au sein de la transition.
La bataille des mots structure la bataille des faits. La question des otages israéliens face aux prisonniers ou détenus palestiniens n’est pas qu’un débat lexical, elle renvoie à la nature des privations de liberté et aux garanties de droit. Les chiffres publics les plus récents indiquent, à l’automne 2025, plus de 3 500 personnes en détention administrative sans procès, s’ajoutant aux détenus provisoires et condamnés, un niveau inédit par son ampleur et ses effets délétères sur la confiance minimale exigée par toute transition. Traiter sérieusement la sémantique impose donc d’adosser les mots à des procédures, à des voies de recours et à un calendrier de levée progressive des mesures d’exception.
La sécurité et la gouvernance forment un autre pilier critique. Le plan tel que décliné publiquement reste parcellaire sur l’architecture institutionnelle de l’après-guerre à Gaza. Les signaux envoyés par Washington vers une reprise possible des hostilités en cas de manquement du Hamas confirment la dimension conditionnelle de la trêve. Les informations concordantes sur des tensions internes à Gaza, incluant des heurts entre factions locales et mouvements de répression, complètent un tableau instable qui complique l’émergence d’une autorité civile incontestée. L’issue dépendra de la capacité à organiser une administration non armée acceptée par la population, à sécuriser les axes et à neutraliser la violence intra-palestinienne par des mécanismes politiques plutôt que par le seul usage de la force.
L’humanitaire et la reconstruction dessinent l’horizon matériel de la paix. Les projections convergent vers un coût de reconstruction très élevé, au regard d’un tissu urbain et d’infrastructures laminés par 2 ans de guerre. L’urgence est double, immédiate et structurelle, avec la remise en service de l’eau, de l’électricité, des hôpitaux et des écoles, puis l’urbanisme, l’assainissement, la gestion des débris et des pollutions, la sécurité alimentaire et l’emploi. Sans mécanisme financier robuste, transparent et dépourvu d’effets de captation, la promesse de relèvement restera un slogan. L’ONU annonce une montée en cadence de l’aide, mais elle conditionne sa réussite à un accès sans entrave, à la sécurité des convois et à la re-présence d’ONG internationales sur le terrain.
Le paramètre international reste ambivalent. D’un côté, le sommet égyptien a offert une image d’alignement politique rare, du Caire à Washington en passant par plusieurs capitales européennes et asiatiques. De l’autre, la mise en œuvre concrète dépendra d’un centre de supervision, de règles de vérification et d’un dispositif d’arbitrage en cas de manquement. Les annonces publiques sur une reprise rapide de la circulation à Rafah, sur la poursuite contrôlée des convois et sur l’établissement d’un cadre de monitoring sont encourageantes, mais la crédibilité de l’ensemble sera jugée à l’épreuve des prochains jours, lorsque les premières frictions logistiques, juridiques et sécuritaires surgiront inévitablement.
Le cessez-le-feu existe, les premières libérations ont eu lieu et l’aide entre davantage, mais la paix reste un mot creux si elle n’intègre pas la représentation palestinienne, des garanties de droit, une gouvernance non armée et un dispositif de reconstruction transparent. À court terme, trois marqueurs permettront de distinguer l’affichage du réel : l’effectivité d’un rôle administratif de l’Autorité palestinienne à Rafah et au-delà, la baisse mesurable des détentions sans procès et des incidents létaux sur civils, et la consolidation d’un mécanisme d’aide qui passe du convoi symbolique à une logistique massive, régulière et sécurisée. Si ces voyants virent au vert, l’accord de Charm el-Cheikh aura été autre chose qu’un théâtre diplomatique. Dans le cas contraire, l’histoire retiendra un cessez-le-feu de papier et une opportunité manquée.
Suivez les dernières actualités de Laverite sur Google news