Est-ce que notre époque pense encore?

C’est l’unique question qui vaille la peine que l’on y pense aujourd’hui, dans un monde où presque plus personne ne réfléchit, mais où tout le monde se presse de juger. L’ère du jugement tout fait a pris le pas sur la pensée sereine, sur le recul avant de débiter des inepties en quantité industrielle, sur le sens de la distance par rapport aux faits et à leurs imbrications et leurs conséquences. Ne pensant plus, les uns et les autres recyclent ce qu’ils voient çà et là, ressassent les mêmes poncifs éculés et font le lit à la prolifération de la pensée végétative tournant en boucle et contaminant le plus grand nombre. C’est par des temps comme celui-ci où la pensée est bradée au profit du commentaire simpliste, au profit de la formule facile, que les dictatures se renforcent, consolident leurs assises et prospèrent laminant tout ce qui ose sortir des rangs tel un gigantesque rouleau compresseur détraqué qui écrase tout sur son passage.
Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés dites «démocratiques». Il ne s’y trouve aucune élasticité quand il s’agit de juger et de clouer au pilori. L’ère de l’opinion au détriment de l’idée finit d’achever ce qu’un siècle de totalitarisme déguisé en États de droit a déjà enseveli sous un monticule de mensonges au nom des masses. L’ère de l’opinion est le pire ennemi des vérités. Tout le monde veut s’ériger en donneur de leçons. Tout le monde sait. Tout le monde sait tout du simple fait qu’il pense avoir une opinion sur tout. Une opinion en ignorance de cause. C’est le pire attentat contre la vérité.
Car, l’ère du peuple qui peut infléchir le cours de l’Histoire l’a cédé au temps des foules consuméristes avalant de tout, se repaissant des scories d’un passé pas si lointain où l’homme pouvait encore oser espérer une fin moins pathétique. Car, aujourd’hui, tout le monde cherche le consensus. Tout le monde préfère couler dans le moule. Parce que c’en est fini du temps des individualités capables de peser sur les barbelés de l’esprit pour libérer la pensée de sa gangue liberticide. Aujourd’hui, tout le monde s’accommode d’avaler des couleuvres, l’air béat de celui qui a fait sienne cette devise avilissante: «Si tu ne fais rien, tu ne crains rien». Alors, personne ne fais plus rien. Tout le monde assiste en spectateur paralysé face à l’horreur d’une époque dangereuse où les vents délétères du despotisme inhumain et de la tyrannie barbare, balaient les derniers vestiges d’une volonté atrophiée de faire face et de ne pas abdiquer face à une époque extrémiste. Un extrémisme idéologique où il faut s’aligner ou devenir paria. Une dictature universelle où l’esprit libre paie toujours sa sortie du chemin préalablement tracé pour les foules et les masses. Celles-ci sont conditionnées pour sombrer dans la vacuité. C’est le vide leur unique viatique dans un monde de plus opaque, de plus en plus hostile où seuls deux sentiments tiennent lieu de semblants d’existence : la peur et le ressentiment. La modernité n’ayant créé que deux types d’humains : ceux qui nourrissent une angoisse doublée d’une peur incommensurable. Et ceux qui survivent par la rancune, par la haine de tout et de tous.
Aujourd’hui -et cela dure depuis au moins un siècle- à tous les niveaux de la vie des humains, à tous les étages de la gestion de ce globe terrestre, dans tous les domaines, à travers tous les secteurs de la politique, dans ce qu’elle a de basique, en économie et dans les finances dans ce qu’elles ont de volatile en passant par tous les types de sociétés possibles existant dans tous les continents de cette terre, en passant par toutes les cultures du monde qui ont perdu une grande partie de leurs identités et de leurs différences et leurs diversités dans une globalisation forcée des us et coutumes d’une humanité homogénéisée et sans reliefs obéissant aux mêmes normes et standards, la vacuité, dans son sens physique le plus absolu, définit les nouvelles strates d’un monde où l’espace grandissant du vide est en extension permanente et à une vitesse stellaire. Partout, dans toutes les activités des humains, malgré cette thésaurisation sur le stockage de tout ce qui se produit au quotidien, par trillions de trillions de marchandises de tous genres, malgré ce flux tendu d’informations inutiles et futiles qui tiennent lieu de savoir, malgré le matraquage systématique de la propagande la plus rudimentaire, partout la dimension du vide grignote plus de terrain à la fois dans l’espace et dans le temps. Cette structure du vide ressemble à une espèce de vortex, à une sorte de trou de verre, qui au lieu de courber l’espace-temps, le plonge dans des trous noirs multiples qui avalent les heures, les jours et les années tout en réduisant les espaces à des dimensions d’écrans de tailles variables et de visibilités de plus en plus floues tendant vers l’opaque.
Dans ce schéma, l’homme dit moderne, lourd et alourdi par tout ce qu’il accumule et qu’il doit porter voire traîner comme un calvaire, non seulement il est éreinté parce qu’il a épuisé toutes ses ressources à la fois naturelles, physiques, psychologiques, mentales et spirituelles, mais il est vidé de toute sa substance d’humain capable de résister à sa propre chute dans un chaos qu’il a créé de toutes pièces. Il y saute mains liées et pieds joints ne pouvant amorcer aucun autre mouvement ni action en dehors d’une plongée sans précédent dans un vide hostile sans la moindre réactivité, perdant jusqu’à ce réflexe primal de s’accrocher à des cordes imaginaires ou des filets de protection même illusoires. L’homme dit moderne tombe. Et il contemple sa chute dans le vide. Hébété. Hagard. Inconscient. Anesthésié. Lobotomisé. Tel un automate détraqué. Comme un pantin disloqué. Il chute et il ne touche pas le sol. La gravité l’aspire dans ses tourbillons invisibles alors que la gravitation l’expulse hors orbite. Il devient un résidu cosmique aussi insignifiant que ce grain de poussière en perdition dans l’immensité des galaxies. Mais une poussière avec un ego. Un résidu doté d’une forme de conscience larvaire et surdimensionnée. Cette même conscience qui fait sentir à cette entité en chute libre qu’elle dépend du vide même qu’elle incarne. Autrement dit, plus elle tombe, plus elle se vide de toute substance. Plus elle se désagrège, plus le vide qui l’aspire grandit. Dans ce processus, c’est justement l’ouverture de la structure complexe du vide qui rend la chute de l’homme interminable. Car plus cette particule non élémentaire s’enfonce dans le vide, plus l’espace et le temps se décontractent éloignant du même coup ce corps désormais étranger de son point de départ et a fortiori de son point de chute hypothétique et désormais inconcevable, puisqu’il n’obéit plus à aucune norme établie dans cette géométrie invariable qui épouse une seule et unique ligne droite, avec un début, mais sans fin aucune. Cela rappelle exactement le voyage qu’effectue une onde cosmique que l’on suppose déclenchée par l’éclat du big bang vers le supposé versant opposé de l’univers, qui, lui, poursuit inexorablement son extension vers nulle part. Vers ce point cosmique indéterminé qui peut tout aussi point avoir pris naissance dans ce que la physique moderne nomme le temps de Planck. C’est-à-dire, l’avant instant zéro. C’est-à-dire avant la notion même du temps. C’est-à-dire hors de toute temporalité quantifiable aussi quantique puisse-t-elle prétendre être.
A ce stade de la chute dans l’inconcevable, la structure du vide se densifie au lieu de perdre de sa masse initiale. Elle s’agglomère. Elle s’agglutine. Elle se condense tout en composant des strates d’elle-même. Ces couches superposées et superficielles ne peuvent en aucune manière communiquer entre elles. Chacune forme son propre champ d’action qui ne peut interférer avec celui qui précède ou celui qui suit. A tel degré qu’agissant chacune comme un isolat, toutes les stratifications finissent par se repousser les unes les autres puisqu’elles s’accumulent en continu dans cette trajectoire vers les confins du vide. Ce conglomérat à étages indépendants glisse sur les parois du temps sans l’affecter ni en être impacté. C’est là sa particularité: étant destiné au vide, il en crée les ingrédients qui se résument en une unique matérialité, celle d’une ombre portée sans aucune ressource de lumière. Autrement dit et pour être précis, nous sommes là face au vide sombre. Un vide opaque. Un vide noir. Un vide invisible. Un vide en expansion permanente.
Dans ce vide hégémoniste, une vision s’impose à tous. Elle est fabriquée de toutes pièces dans la droite ligne d’une époque où plus aucune forme de liberté n’est tolérée. Cela apparaît clairement dans ce que des arrivistes politiciens peuvent balancer aujourd’hui, par écrans et papelards interposés, pour racoler une frange spécifique de cette société humaine en profonde dépression. Cela vous pouvez le toucher avec intensité dans un monde qui bascule aujourd’hui aux extrêmes pensant y trouver une réponse et une solution aux crises qui font vaciller les arcanes d’un monde visiblement empêtré dans ses pires travers. Une vision qui fait le lit aux discours haineux d’une catégories de dirigeants qui instrumentalisent le malaise chronique d’une humanité en déshérence donnant voix au chapitre à des figures sans envergure aucune, séduites par les flashs des médias et par le polissage des plateaux TV dans le but déclaré d’entretenir le doute, la peur et les angoisses, qui, elles, dans un climat aussi tendu et délétère que celui qui secoue le monde aujourd’hui, peuvent donner corps à des dérives sectaires nourries en continu par les miasmes d’une éthique sociale et «intellectuelle» aux ras des pâquerettes. Elle peuvent surtout donner corps et légitimer le meurtre, le massacre, le génocide au nom d’un crédo, d’une confession, d’une certaine idée du pouvoir et de ses injustices.
Cette attitude porte un nom : le déni de l’histoire, qui, elle, nous apprend une chose inévitable : les dérives de l’histoire doivent nous apprendre à ne plus les produire, pourtant, l’histoire s’acharne à recycler tous ses maux. Car, l’homme n’apprend jamais rien. Il reproduit les mêmes schémas. Il revient sur les mêmes horreurs. Il s’applique à renouer avec les plus grandes blessures de l’histoire humaine, comme une fatalité historique qui tourne sur elle-même et finit par revenir, dans un cycle infini. Et quand ce déni cyclique est mâtiné de mensonges, de cynisme et de manipulations à grande échelle, s’en est fini de la désormais défunte devise des sociétés dites «démocratiques» : Liberté, Égalité, Fraternité ! Celle-ci est dorénavant remplacée par cette formule qui cadre mieux avec les réalités du moment : fébrilité, facilité, stupidité ! Ou encore celle-ci, assumée et affichée : opportunité, lâcheté, criminalité ! Amen.