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Éduquer ou élever

Cicéron, le penseur latin, avait raison de souligner que «L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire». C’est là tout le drame de l’école, de l’éducation, de l’enseignement et de l’impossible acquisition du savoir et de la connaissance, dans un schéma de pensée se basant sur la force et la vision unique. Durant la longue histoire humaine, ceux qui ont produit avec la plus grande liberté étaient presque tous des réfractaires à l’école officielle, à la fois dogmatique et barricadée derrière des systèmes éducatifs liberticides. L’élève doit apprendre ce qu’on lui donne et le restituer sans aucune marge de manœuvre. C’est le sens même de l’abrutissement. C’est le comble de l’aliénation au nom de la connaissance. Car que peut connaître un enfant qui est obligé d’obéir, de suivre des règles et de ne jamais demander pourquoi ni comment ? Un élève qui désire en savoir plus, qui veut élargir le champ du possible, qui essaie d’apprendre davantage que ce que l’école lui donne, est stigmatisé, ostracisé et marginalisé comme un élément perturbateur d’un système bien rôdé et qui ne souffre aucun grain de sable menaçant de ruiner sa machinerie.

Le résultat, à travers les âges, est bien connu : des millions d’individus qui ont éculé des bancs de classe et qui ont fini dans les oubliettes. Et une poignée d’irréductibles qui ont pris le savoir à leur compte et qui ont changé la face du monde. D’où le grand danger pour l’ordre établi et les autorités en place : un esprit libre est un esprit révolté qui jamais ne se soumettra à aucune autorité. L’idée de base a pourtant toujours été très claire : élever des hommes libres qui ne plient devant rien ni personne et qui exaltent la vie dans sa grande dignité. «La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter», écrivait Louise Michel dans «Mémoires». Se révolter dans le sens pacifique du mot, qui est d’abord une révolte contre eux-mêmes et contre les anachronismes de leurs sociétés pour les changer, pour les améliorer, pour les rendre meilleures. Mais, c’est toujours le contraire qui s’opère. Ces mêmes instituteurs inculquent aux enfants tous les moyens de la soumission et de l’asservissement. Ils leur intime l’obéissance aveugle. Ils les obligent à tout accepter comme allant de soi, sans jamais protester ni trouver à redire. Ce qui fait dire à Paul Léautaud que «Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier». Parce que c’est haïssable. Parce que c’est misérable. Parce que c’est criminel de réduire les enfants à de simples apprentis destinés à devenir des fonctionnaires de l’existence, sans force, sans élan, sans ambitions de grandeur et de dépassement d’abord de soi, puis des contingences barbares de la vie. «Tant que les études n’auront pas une méthode encyclopédique de manière à élargir l’horizon au lieu de le restreindre, il se joindra à tous les obstacles de la pauvreté qui entravèrent le vieux maître d’école, les obstacles du préjugé qui fait craindre ce qui ne fait pas partie du coin exploré », précise Louise Michel. Un enseignement ciblé, spécialisé, indigent et malingre, sans substance, sans profondeur, sans force finit par donner corps à des exécutants destinés uniquement au marché du travail pour grossir les rangs de toutes ces milices d’ouvriers, de fonctionnaires, de spécialistes de tout et de rien, qui répètent, à chaque instant, le même geste, le même mouvement, la même action, jusqu’à la retraite. Ou alors à devenir des chômeurs patentés, haineux, hargneux et amers. Finalement, l’autorité éducative, basée sur des visions rétrogrades, produit des ratés, qui auront manqué leur vie pour avoir servi celles des autres, notamment ceux qui les embauchent et leur donnent un salaire d’échange pour leur faculté de fournir un effort monnayable. C’est à cela qu’a toujours servi l’école. C’est à cela qu’elle servira encore : détruire l’autonomie et l’élan de l’indépendance intellectuelle et culturelle, censés être ses postulats de base : « L’autonomie consiste à se donner à soi-même envers l’autre une loi, plutôt que de la recevoir de la nature ou d’une autorité extérieure », écrit Antoine Spire dans «Le monde de l’éducation». De fait, quand c’est une autorité lointaine qui dicte toutes les lois et toutes les mesures dans le but de diriger l’éducation dans le sens qui sert ses intérêts, l’individu n’a plus que deux choix : accepter sa propre négation ou refuser. C’est là qu’intervient le rôle de la famille participant, elle aussi, à ce processus barbare de former des automates. L’État, les régimes, la société, la culture en place s’appuient sur les relations parents-enfants pour distiller leurs idéologies visant à sortir de l’ombre des familles des éléments bien dociles ne pouvant poser aucun désagrément à l’ordre établi et immuable. C’est une alliance tacite qui a toujours bien fonctionné : «Ils ont donné aux pères une grande autorité sur leurs enfants. Rien ne soulage plus les magistrats ; rien ne dégarnit plus les tribunaux ; rien, enfin, ne répand plus de tranquillité dans un État», écrivait De Montesquieu dans «Les lettres persanes». Nous trouvons la même idée chez Charles Péguy : «C’est un insupportable abus de l’autorité paternelle que de vouloir imposer aux générations neuves les radotages des générations vieillies que nous sommes». Perpétuer un modèle de pensée archaïque qui fait fi des changements imposés par la marche du temps et par le devenir des idées, équivaut à maintenir les enfants dans une cage, coupés du monde et de ses mutations les plus profondes. Cela se justifie toujours au nom d’une certaine morale : celle de faire comme les parents, de suivre l’exemple des générations passées, devenues des espèces d’autels branlants qui ne tiennent que par la grâce de l’indulgence de ces mêmes enfants qui veulent construire en alliant passé, présent et devenir. Une tâche monstre quand on sait que les idées passéistes ont la peau dure. Elles résistent aux changements. Elles se refusent aux profondes injonctions de laisser place au nouveau qui ne renie pas l’ancien, mais qui s’en inspire, dans une belle continuité de pensée : «Il y a des parents qui veulent, à tout prix, maintenir le prestige de l’autorité et qui ne réussissent qu’à installer, dans leur foyer, le spectre hideux de la tyrannie. Ils font, de leurs enfants, des esclaves ou de sauvages petits rebelles», avait écrit Tristan Bernard dans «Les parents paresseux». Triste spectacle d’une défaite familiale flagrante, causée par l’impératif d’une autorité morale et religieuse qui impose aux parents ce type de dogme comme uniques moyens d’éducation. Encore une fois, faisons la nette distinction entre éduquer et élever. Accompagner un enfant, c’est lui donner les moyens, trouvés par lui-même, de s’émanciper, de s’élever, de devenir léger, et donc, libre. S’élever, c’est toucher les airs, parce que nous avons appris comment être libre en restant vigilant face à toute autorité liberticide. Car elles le sont toutes : c’est leur raison d’être. « L’autorité n’est peut-être que de faire de ses buts un idéal pour les autres », écrivait Bernard Grasset dans «Remarques sur l’action». Autrement dit, c’est aliéner le jugement de l’autre pour réaliser son propre projet, au détriment de la conscience de l’autre, qui est ici utilisée comme outil pour atteindre un but pouvant exclure ce même moyen qui l’a rendu possible. C’est une banale équation, en somme, mais qui est lourde de graves conséquences au sein de la société, où pullulent des personnes coupées de leur soubassements idéologiques propres, fondés sur l’initiative, le goût du risque, la liberté d’agir et de penser et la volonté de devenir meilleur en utilisant tous les bons moyens dont nous disposons pour devenir notre meilleure version de qui nous sommes intrinsèquement. Cela touche tous les aspects de la vie, même le volet confessionnel et religieux, qui lui aussi, doit absolument tenir en compte la liberté de l’individu dans son rapport à sa spiritualité, qui ne doit rien céder aux interdits, aux menaces et aux angoisses du credo. En effet, même pour la confession et la croyance, l’autorité peut toujours être contre-productive : Saint Thomas d’Aquin disait que :« Si nous résolvons les problèmes de la foi par seule voie d’autorité, nous posséderons certes la vérité mais dans une tête vide ». Ce qui est immanquablement le cas, puisque l’exercice de cette même autorité exclut la liberté de l’esprit et l’élan de la pensée dans sa pleine mesure et sa complète conscience. Le rapport au divin est tronqué. Il est basé sur la peur. Il est sous-tendu par la promesse de la récompense de celui qui obéit et accepte sa misère pour jouir, ailleurs, d’une situation hypothétiquement meilleure. «Ceux qui se mêlent de faire ce beau métier de prophétiser et contrefaire les confidents et les messagers des dieux, et qui nous viennent parler de leur part, ne sont que des impudents menteurs, des insensés, des visionnaires, des fanatiques, des méchants imposteurs, des moqueurs, ou de fins et rusés politiques, qui ne se servent du nom et de l’autorité de Dieu que pour mieux jouer leur personnage, en trompant ainsi les hommes», écrivait Jean Meslier dans «Mémoires des pensées et sentiments». Pire que l’autorité des États, l’autorité de la religion, qui théorise au nom d’un dieu omnipotent, s’arroge tous les droits pour façonner les âmes et les esprits de tous ceux qui entrent dans le rang et suivre les directives dictées par un au-delà invisible et intransigeant. La religion allie deux principes dangereux : la moralité et l’autorité. Et les deux agissent au nom du divin. « En fait de prêtres, les meilleurs sont peut-être encore les plus dangereux. Leur vertu donne une certaine autorité aux fables qu’ils sont chargés de débiter », avançait Louise Ackermann dans «Pensées d’une solitaire». C’est une réalité inextricable qui prend à la gorge tous ceux qui aspirent à une existence affranchie des dogmes. Ceux qui veulent à tout prix vivre en adéquation avec leurs propres credo moraux, sociaux et humains sont constamment en butte à des résistances implacable qui ont droit d’exil et d’excommunication de ceux qui refusent de faire partie des brigades de la foi et de la cité moralisée. «Tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire, sera toujours odieux à celui qui exercera l’autorité», disait Le marquis de Condorcet dans «Cinq mémoires sur l’instruction publique». La liberté est l’ennemi. La vérité est le danger. L’altérité est la sédition. La différence est provocation. Le refus insurrection. Celle-ci pouvant être matée dans le sang, par tous les moyens dont dispose l’autorité en place.
«Si tu veux vraiment connaître un homme, mets-le en position d’autorité», dit un proverbe yougoslave qui résume toute la relation des hommes à l’exercice du pouvoir. Prends n’importe quel libertaire, donne-lui un poste où il doit commander et il y a fort à parier qu’il deviendra le chef, avant de céder aux sirènes du commandement et de la violence qui demande obéissance. Le poste change l’homme. Le pouvoir de l’autorité façonne les idées, érode les principes et fait sauter en éclats les idéaux. Et il ne faut surtout pas se leurrer en pensant que cela diffère d’un régime à l’autre. De ladite démocratie aux pires totalitarismes, l’équation se répète selon les mêmes modalités : l’autorité fait loi et elle veut être indiscutable, surtout en démocratie : «La démocratie, plus qu’aucun autre régime, exige l’exercice de l’autorité», souligne Saint-John Perse dans «Discours sur Briand». À juste titre, car la démocratie, sous ses airs de fausse liberté, craint plus que tout le relâchement, qui naît des mécanismes de gouvernance en place, avec cette insignifiante voix du peuple et ce pouvoir délégué aux forces dites vives de la société que doivent être les médias, la société civile et les pouvoirs publics. C’est là où se niche le danger pour la démocratie, d’où son goût infini pour l’exercice de l’autorité en usant d’autres moyens plus pernicieux et plus hypocrites :le droit à la parole, le droit de manifester, le droit à la grève, le droit de donner son opinion, le droit de critiquer, le droit de refuser, mais en réalité, les choses sont plus simples qu’il n’y paraît : c’est de la poudre aux yeux, c’est un trompe-l’œil qui a fait ses preuves : «Pourvu que je ne parle ni de l’autorité, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, je puis tout imprimer librement, sous la direction, néanmoins, de deux ou trois censeurs », disait Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais dans «Le mariage de Figaro». Tout est permis en démocratie parce que tout est contrôlé. On donne au citoyen l’impression qu’il peut tout dire et faire, mais le filtre de la censure souterraine agit avec grande efficacité. N’ont droit de cité que ceux qui plaident pour la paroisse du régime en place, en parfaite concordance avec les idées reçues et en vigueur. Les autres, ceux qui pensent autrement, les dissidents, les libres penseurs, on les met de côté, on les maintient hors circuit. Les faiseurs et les amuseurs publics ont pignon sur rue. Les gens sérieux sont taxés de lourdeur et de plomber l’atmosphère délétère de la démocratie dans ses œuvres. L’idée selon laquelle, la société peut accoucher d’artistes fous et généreux, de visionnaires passionnés et légers n’est qu’un vœu pieux de la part de tous ceux qui résistent et ne cèdent aucunement à l’ordre établi comme fatalité à accepter. «Je suis ambitieuse pour l’humanité. Moi, je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût », disait Louise Michel. Une belle ambition qui ne trouve plus aucune racine pour germer dans un sol stérilisé par la normalité, la normopathie, la médiocrité et les micmacs politiciens qui font front devant la volonté de vivre des hommes libres. Toute cette débauche de misère et de manipulation a une unique visée : le travail dans la docilité et la discipline. Car cette société, avec ses innombrables écoles, ne produit que des travailleurs, des corps capables de remplir des fonctions, huit heures par jour, six jours sur sept, plus de onze mois par an, avec un congé payé pour souffler avant que ça rebelote. «Avoir de l’autorité sur autrui n’est rien d’autre que d’exploiter son travail», disait Léon Batista Alberti, il y a de cela plusieurs siècles. C’est dire que les temps passent, mais les pratiques demeurent les mêmes dans leurs innombrables variations. Seule la valeur du travail, qui est adossée à celle de l’argent et donc du capital et du gain, continue de gérer la vie des hommes, entre maîtres et ouvriers. En somme, ce sont les seules véritables classes sociales qui existent : «Ils tutoient tous leurs ouvriers. Pourquoi? Pourquoi ce ton cassant ? C’est l’autorité qui veut ça. C’est le système. C’est un petit bout du système Citroën. Comme de vous ignorer en passant, comme les ordres secs, comme de dire à quelqu’un d’autre, en votre présence : «Mettez-le donc à ce poste» Les milles façons de vous répéter à chaque instant de la journée que vous n’êtes rien. Moins qu’un accessoire de voiture, moins qu’un crochet de chaîne (tout ça, on y fait attention). Rien», écrivait Robert Linhart dans «L’établi».


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