Écrire pour ne pas oublier
C’est simple. Pour écrire, pour raconter, pour dire, pour vibrer avec l’autre, avec tous les autres, il faut avoir des choses à exprimer en mots, il faut avoir porté en soi tant de périples intérieurs et à partager, dans ce sens qu’il faut avoir vécu pleinement, avoir été frotté aux jours, avoir voyagé, beaucoup voyagé, avoir foulé d’autres atmosphères mentales, d’autres saisons du cœur, avoir connu le bon et le mauvais, avoir rencontré du monde, avoir réussi et surtout beaucoup échoué ; il faut avoir vécu des aventures, extrêmes de préférence, dans ce sens qu’elles creusent des sillons dans l’âme. Il faut avoir été heureux, avoir souffert, avoir perdu des personnes très chères, avoir été déçu, avoir espéré, avoir été trompé, trahi.
Pour écrire des livres profonds qui vont du cœur à s’adressent au cœur, il faut avoir creusé en soi des canyons, des sentiers indélébiles, pour aller chercher quelque lumière. Pour écrire des livres qui valent la peine d’être lus, il faut aller puiser à même le sang les mots, les personnages, les situations pour raconter des vies, pour toucher le cœur des autres, pour vibrer au contact de ce lecteur qui en ouvrant notre livre se sent chez lui, avec lui-même, dans un paysage humain où seule l’âme fait office de baromètre.
Ce que nous écrivons doit parler aux autres de leurs vies, de leurs privations, de leurs fantasmes, de leurs rêves et de leurs espoirs, de leur hypocrisie, aussi, de leur folie, de leurs contradictions, de leurs moments de grâce, de leurs petitesses, de leurs failles, de leurs blessures, de leur espérance en une hypothétique rédemption. Nos textes doivent être vus et sentis comme tels. Pour faire de la littérature, il faut aller au charbon, il faut raconter la vraie vie, dans ce qu’elle a de beau, dans ce qu’elle a de laid, de fort et de vil.
Je pense que les lecteurs ont la capacité et le recul nécessaire pour toucher cela dans le travail de chaque auteur, et c’est ce qui explique en partie le succès de certains écrivains qui vont à l’essentiel, qui refusent de donner dans la folklorisation du vécu. Les Marocains en ont justement assez du folklore au rabais pour racoler quelques lecteurs en mal de dépaysement. Les amoureux du verbe savent quand le texte est faux, quand il est emprunté, bricolé. Comme ils savent que c’est là un bricolage dans l’incurable, pour reprendre la formule d’un grand monsieur.
Pour résumer mon propos sur l’état de santé de la littérature marocaine ces dix dernières années, je partage avec vous la question d’un lecteur : Pourquoi écrivez-vous, m’a-t-il demandé ? Franchement, je ne me suis jamais posé la question. Je peux la jouer docte et pédant et étaler devant vous des concepts grandiloquents sur la souffrance de l’auteur et autres lieux communs de ce genre. Il n’en est rien.
J’écris parce que d’abord j’aime le faire. Cela me transporte d’écrire. Cela me grandit d’écrire. J’écris parce que j’ai des choses à dire, parce que j’ai des choses à me dire. J’écris parce que j’ai des choses à régler avec moi-même. C’est un acte d’un grand égoïsme, l’écriture. Et tous les écrivains sont des empâtés d’égoïstes, ne croyez pas autre chose quand ils se lâchent sur des soucis de l’humanité et d’autres fadaises dans ce style. Non, il est juste question de soi, et le meilleur sujet de l’écriture demeure celui qui scrute les sombres recoins de soi-même. Ce «Moi, Moi-même et Je», ce trio qui nous échappe à chaque instant, c’est de cela qu’il s’agit.
Écrire, c’est vivre plusieurs vies. Écrire, c’est refaire sa vie, c’est refaire son passé, c’est rafistoler les jours et leurs ombres. Écrire, c’est d’abord rectifier sa vie. Écrire, c’est tenter de s’aligner. Écrire, c’est essayer de sauver un peu sa peau, par la force du verbe. Écrire, c’est aussi prendre une sacrée revanche sur la vie et ses ratages, sur ses dérives et ce qui ne veut pas s’arranger. Écrire, c’est dire merde à la mort, en face, sans sourciller. Et quel pied, on prend, quand c’est fait !