Centraliser la donnée anticorruption, une fausse bonne idée
Par Yassine Andaloussi
L’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption veut centraliser la donnée publique afin de mieux comprendre et prévenir les dérives. L’initiative paraît séduisante, presque évidente, dans un pays où la corruption reste un frein à la transparence, à la compétitivité et à la confiance des citoyens envers l’État. Pourtant, derrière cette ambition affichée se cache un risque structurel qui pourrait à terme affaiblir la mission même que l’Instance prétend défendre.
La lutte contre la corruption ne se gagne pas uniquement par la technologie ou la centralisation de l’information. Elle repose avant tout sur l’indépendance de ceux qui en ont la charge. Or, dans le système institutionnel marocain, le président de l’INPPLC, malgré les garanties légales, reste vulnérable à plusieurs formes d’influence. Le chef du gouvernement détient encore des leviers de contrôle directs et indirects, allant de la pression budgétaire au réseautage administratif, en passant par le lobbying institutionnel. Il existe donc un risque que la centralisation des données anticorruption devienne un instrument de pouvoir entre les mains de ceux qu’elle est censée surveiller.
La donnée est devenue le cœur battant de la gouvernance moderne. Elle oriente les politiques publiques, influence les décisions économiques et façonne la perception de l’opinion. Lorsqu’elle touche à la probité, elle devient un enjeu de souveraineté. Celui qui détient la donnée détient la capacité de nommer, d’accuser ou de blanchir. Ce pouvoir symbolique et politique ne peut être confié à une instance exposée à la pression gouvernementale. Une telle dépendance menace la neutralité des enquêtes, biaise les priorités et risque d’étouffer les affaires sensibles avant même qu’elles ne soient révélées.
La corruption est souvent le symptôme d’un déséquilibre entre les institutions. Quand l’exécutif domine les organes de contrôle, la transparence devient sélective et la reddition des comptes se transforme en spectacle politique. Pour éviter ce piège, il faut concevoir une architecture institutionnelle où la donnée échappe à la logique partisane. Cela suppose un organe capable d’agir avec autorité, rigueur et indépendance, sans craindre les représailles politiques.
Dans le contexte actuel, la centralisation de la donnée devrait relever d’un appareil sécuritaire placé sous la tutelle du Conseil Supérieur de Sécurité. Cette structure offre plusieurs garanties. D’abord, sa verticalité empêche toute interférence des réseaux politiques ou économiques. Ensuite, sa mission première, qui consiste à préserver la stabilité et la souveraineté de l’État, la rend naturellement apte à protéger la donnée contre toute manipulation. Enfin, elle dispose des moyens techniques et humains pour sécuriser les flux d’information, détecter les anomalies et suivre les traces financières ou administratives liées à la corruption.
Ce modèle n’est pas un retour en arrière ni une dérive autoritaire. Il s’agit d’un choix de maturité institutionnelle. Les démocraties solides sont celles qui savent articuler transparence et sécurité, ouverture et contrôle. La neutralité absolue n’existe pas, mais on peut s’en approcher en plaçant la donnée au-dessus des intérêts partisans. Le Conseil supérieur de sécurité, en tant qu’organe d’arbitrage suprême, représente une structure suffisamment éloignée des tensions politiques pour incarner cette neutralité.
La question n’est donc pas de savoir qui veut la transparence, mais qui peut la garantir. Centraliser la donnée au sein de l’INPPLC reviendrait à confier à une instance vulnérable une mission qu’elle ne peut remplir pleinement. La tentation de la récupération politique, la pression des réseaux économiques et la complexité des arbitrages administratifs risquent de transformer cette belle idée en outil de communication plus qu’en instrument de réforme.
L’État doit bâtir une verticalité claire dans la gouvernance de la donnée. Non pas une verticalité autoritaire, mais une structure hiérarchisée où la responsabilité se conjugue avec la souveraineté. La donnée anticorruption doit être traitée comme un bien stratégique, au même titre que la sécurité nationale ou la cybersécurité. Elle ne peut être exposée aux fluctuations politiques ni à la diplomatie interne des institutions.
Ce choix permettrait de consolider la confiance des citoyens, de renforcer la crédibilité de l’État et d’offrir aux décideurs un outil d’analyse fiable, débarrassé des manipulations. La corruption ne disparaîtra pas par décret ni par moralisation médiatique. Elle recule lorsque l’appareil d’État devient capable de détecter les anomalies sans être freiné par les calculs politiques.
La centralisation de la donnée n’est pas un objectif en soi, c’est un moyen. Ce moyen doit être confié à une structure qui incarne la stabilité, la rigueur et la neutralité. L’INPPLC a un rôle essentiel de sensibilisation, d’éthique et de suivi, mais elle ne peut porter seule le poids de la souveraineté numérique de l’État. Il faut un pilier plus solide, un espace sécurisé où la donnée devient une arme contre la corruption, et non un instrument entre les mains du pouvoir.
Le Maroc a l’opportunité de faire de la donnée un levier de confiance et de modernité. Encore faut-il choisir le bon gardien.
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