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Black Out intérieur

Aussi vieux que le monde, à chaque période charnière, de tout temps, à travers les âges, dans les périodes de graves crises, émergent toujours deux catégories de personnes : les prédicateurs autoproclamés qui font feu de tout bois se répandant en discours éculés remis au goût du jour, naviguant dans les eaux troubles de la démagogie tous azimuts et les faux savants qui conseillent à tour de bras. Tous ces pseudos scientifiques qui se réjouissent par temps de fléau pour fourguer leur camelote, avec cette obsession de faire du bénéfice en monnayant la peur et le désespoir des autres. Puis il y a une troisième sous-catégorie, celle des nihilistes, qui ont un compte à régler avec la vie elle-même. Ces derniers sont les fouteurs de troubles. Ils jubilent quand ça va très mal et attendent les catastrophes comme d’autres attendent une bonne nouvelle.

Au Maroc, nous avons vacillé entre une certaine forme de prise de conscience et la fatalité. Oui, il y a toujours le fatalisme, il y a toujours l’ignorance et l’inconscience qui luttent contre le bon sens, qui font barrage à la logique et répandent dans la société des mensonges nourris de fallacieuses théories du complot mettant en garde contre le vaccin tenant salon dans les cafés et autres souks et hammams jouant avec la vie à la roulette russe, le tout avec cette satisfaction ostentatoire qui veut juguler le sort et lui faire un pied de nez. Et ce type de sortie fait écho à certains appels illuminés de faux messies qui mettent l’idée de Dieu au cœur de chaque catastrophe, comme un châtiment qui fond sur l’humanité pour lui apprendre à bien se tenir. Il ne faut pas oublier qu’il nous faut encore lutter et tourner le dos aux charlatans de tous poils et aux agitateurs, qui, chacun selon ses intérêts, part de son credo pour semer le doute, créer la zizanie, donner de faux conseils, ajouter encore plus de confusion et de cacophonie à un moment où nous avons tous besoin d’y voir plus clair sans éléments perturbateurs ni faux prophètes.

On le sait, l’espoir est plus fort que toutes les peurs. Il est certain que quelle que puisse être l’issue de cette crise, nous reverrons les villes avec leur frénésie habituelle. Espérons juste que nous n’allons pas oublier que nous avons failli tout perdre. N’oublions pas que la véritable vie est dans les choses simples. Cette pandémie qui nous frappe de plein fouet, depuis un an déjà, doit nous servir d’une grande et profonde leçon de vie. Espérons que beaucoup d’entre nous ont pu apprendre quelque chose en traversant cette terrible épreuve. Espérons surtout que nous puissions prendre le temps de nous retrouver dans ce que nous avons de plus beau et de plus vulnérable : notre humanité. Espérons que pour beaucoup d’entre nous, on aura enfin compris que les artifices et la fuite dans la futilité ne sont d’aucun secours dans ce face à face avec l’inéluctable. Ne dure que l’essentiel. Seule la simplicité peut nous rendre un peu de nos âmes égarées dans la matérialité à outrance. Tout le reste ne fait que polluer nos esprits et nous brouiller quand nous avons besoin d’y voir plus clair.

Et pour y voir clair, il ne faut pas perdre de vue une question de grande importance : le désir de normalité qui a toujours droit de cité. Oui, comment rester normal?Comment le devenir quand on a traversé le désert sans aucune garantie de s’en sortir ? Parce que le plus grand souci des humains, depuis des millénaires, est de trouver le moyen d’être normaux et de le demeurer dans la durée. Ils cherchent et appellent de leurs vœux la norme avec toutes ses variations. Ils veulent tous entrer dans un moule. Ils veulent tous bien s’y caler. Et surtout veiller à ne pas déborder. Il n’y a chez l’humain, tel qu’il a été façonné à travers les âges, aucune velléité de sortir du cadre. Par contre, les humains ont réussi à se créer une case pour chacun. Ils ont mis en place des tiroirs bien identifiés pour des variétés de comportements. Ils ont donné corps à une constante universelle, le calcul permanent. Masque après masque pour que la normalité s’installe et colle à la peau. On se met sur les rails pour être véhiculé comme les autres, chacun dans sa ligne, en attendant d’être amorcé pour avancer, pour reculer, pour bouger et pour se tenir à carreau. Le plus important dans ce façonnage systématique est de ressembler à l’autre. De ressembler à tous les autres. Oui, de se tenir comme le voisin. De s’habiller comme le voisin. De parler comme le voisin. De marcher comme le voisin. En somme, devenir de véritables copies les uns des autres. Sans aucune variation possible. Et quand la nature si brimée tente une sortie en dehors du marasme, on prend cet acte pour une anomalie comportementale. Alors on formate et on remet les choses dans l’ordre. L’ordre établi. L’ordre qui ne souffre aucune entorse. L’ordre qui régule.

Dans ce schéma implacable, l’individu devient du coup son propre régulateur. Il devient cette petite machine à deux pattes, si friable, facilement détracable. À la moindre petite fausse manœuvre, c’est la panique à bord. Les réseaux se déconnectent. Les circuits grillent. C’est le coupe-circuit. C’est le Black Out intérieur. Au dehors, la figure est inerte ou décomposée. La silhouette est disloquée comme un pantin jeté parmi les détritus.
Perdition.
Errance.
Grande solitude.

Pour une majorité d’entre nous, la normalité est devenue la règle. La normalité est le credo ultime. Elle est l’ascèse au quotidien. Pour ceux d’entre nous qui ont encore quelques réflexes de liberté, jetez un œil autour de vous et rincez-vous l’œil. Surtout par temps de grave crise, par temps de pandémie mondiale. Jamais le besoin de la normalité n’a été aussi fort, aussi criard. Il faut se résoudre aux évidences: l’ère de la machine est déjà là. Nous sommes aujourd’hui presque tous dépendants des gadgets. Nous sommes tous connectés à d’autres réalités. Nous rêvons tous à des univers virtuels. Rares sont ceux d’entre nous, partout dans le monde (pas seulement au Maroc, pas seulement dans ta ville, ni dans ton quartier, ni chez toi) qui arrivent encore à maintenir des relations réelles et palpables avec les autres. Même face à la mort et la peur de la contamination, les uns comme les autres, ont versé dans la facilité du virtuel comme anesthésiés, comme endormis par des années de façonnage systématique. Regardez autour de vous, vérifiez le fond des choses. Vous allez vous rendre compte que rares sont ceux qui s’aiment vraiment aujourd’hui. Rares sont ceux qui se parlent directement. Rares sont ceux qui s’écoutent concrètement. Rares sont ceux qui veulent garder leur principe d’individuation, coûte que coûte. Surtout quand on sonne le tocsin. C’est dans des moments aussi cruciaux que l’individu se doit de l’être dans l’acception la plus primale du vocable: c’est-à-dire, une entité indépendante, un électron libre, une affirmation de sa propre différence. Le fin mot de toute cette histoire est de revendiquer son indépendance dans un monde normalisé. Le grand enjeu est de clamer haut et fort sa différence dans un univers en sérigraphie. Le secret est de hurler sa liberté au milieu d’une foule qui marche dans le même sillon.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de sentir cette sève unique qui fait de chacun de nous un être à part, qui ne ressemble à aucun autre. Un être qui ne veut ressembler à personne d’autre. Un être que l’on ne peut cataloguer. Ni mettre en boîte. Un être humain, un véritable être humain, que l’on ne peut désigner par une appellation comme c’est déjà le cas pour des séries de produits humains qui sortent tous de la même usine, portant le même poinçon de fabrique. Avec zéro date de péremption. Des êtres consommables à vie et qui doivent aujourd’hui abdiquer devant la mort, puisqu’un virus invisible est venu tout faire partir en éclats. Il est venu nous mettre devant une énorme réalité: notre indigence et notre dénuement, puisque nous avons perdu notre essence.

Nous sommes devenus si fragiles, si démunis face au danger que la seule réaction qui nous reste est la manifestation de la peur dans toutes les formes de fuite. Dans cette grosse fabrique de sérigraphies en boucle, dans ce monde qui a déjà pris ses quartiers, ceux qui sortiront du lot seront vite associés à des erreurs de fabrication. Ce seront des espèces d’ovnis dans un monde de certitudes, toutes montées sur du vide. Ce qu’il faut savoir, c’est que si tu sors du lot demain, dans ce monde que l’on a déjà préfabriqué pour toi, on va te lyncher. Si tu manifestes le désir de vivre selon tes rêves, tu seras un marginal. Si tu ne veux cadrer avec aucun modèle, tu seras un excentrique. Si tu revendiques ta différence, tu deviendras dangereux pour tous les autres. Homme ou femme, jeune ou moins jeune, tant que l’on te colle une étiquette, tout ira bien pour toi. Devant l’impossibilité de te mettre dans une des cases créées de toutes pièces pour marquer les gens, on inventera ta vie à ta place. On échafaude des histoires que tu n’as pas vécues et on te les associe. Pour te cerner, on doit te connaître. Et pour te connaître, on te construira une vie de toutes pièces. Tu te retrouveras avec des souvenirs que d’autres ont mis en place pour toi, histoire de justifier leur connaissance de qui tu es. Ne cherchez pas à comprendre comment sera le monde de demain, ce monde qui sera là, après la crise, après les morts, après les tragédies, après le chaos. Inutile. Et c’est même trop tard, pour beaucoup d’entre nous qui se sont perdus en cours de route, en se créant des vies digitalisées et virtuelles qui n’ont plus aucune prise directe avec les réalités de ce monde. Cela prend aujourd’hui des proportions incroyables qui dépassent toute logique humaine. Et rien ne semble récupérable. Au cœur de la plus grande catastrophe humaine, depuis des millénaires, la prise de conscience semble faire cruellement défaut, comme si les humains avaient, à jamais, perdu tout bon sens, face à l’irréversible. Cela relève d’une profonde pathologie moderne, que l’on a créée, il y a de cela plusieurs décennies, qu’on a semé partout, comme une mauvaise graine, qui s’est multipliée, et qui a pour nom: la normopathie. Oui, une pathologie ancienne et bien implantée. Ou tu portes le virus en acceptant toutes les formes de manipulation ou tu es combattu par d’autres bacilles qui, si tu n’as pas les reins solides et que tu n’as pas de très nombreuses heures de vol au-dessus de la futilité de ce monde, finissent par te bouffer jusqu’à la moelle. Ne subsistera de toi que les ossements méconnaissables d’une ancienne entité vivante qui a fait son temps et qui a été éradiquée. C’est de tout ceci que nous parle cet essai. Une réflexion
sans compromis, qui part de la pandémie du coronavirus, pour prendre le pouls d’une société mondiale à la dérive. C’est là le point de vue d’une psychiatre et d’un philosophe qui font le diagnostic, sans compromise, de l’état d’urgence
dans lequel nous sommes tous jetés aujourd’hui.
Changer de vie ou disparaître.


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