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Benjamin Stora : La « plaie » franco-algérienne ne cicatrise pas

La mémoire seule ne guérira pas la crise franco-algérienne, alerte Benjamin Stora

Par Mohammed Taoufiq Bennani


Alors que les relations entre la France et l’Algérie traversent une crise d’une ampleur et d’une durée « totalement inédite » depuis 1962, l’historien Benjamin Stora, spécialiste reconnu du Maghreb contemporain, apporte un éclairage essentiel. 

Dans un entretien accordé à l’AFP le 21 mai 2025 à Paris, celui qui a remis en 2021 un important rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie affirme avec force : le travail de mémoire est « indispensable », mais il ne suffira pas à lui seul à résoudre la crise profonde qui sépare les deux pays.

L’indispensable mais insuffisante œuvre de mémoire

Benjamin Stora, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et de la colonisation, insiste sur la nécessité du travail de mémoire. Ce travail permet de reconnaître les différentes mémoires liées à la guerre d’Algérie, d’éclairer le passé colonial et ses répercussions contemporaines. Il est « de toute façon nécessaire » car l’histoire algérienne n’est pas une histoire ordinaire, marquée par des massacres commis par la France, notamment entre 1830 et 1880. Cependant, l’historien prévient : « on ne peut pas régler par un seul discours, par un seul geste, des rapports qui ont duré 132 ans »

La longue histoire commune, sur six générations, est traversée par de multiples différends, comme la nature de la colonisation, la reconnaissance des massacres, la question des excuses ou des archives. Malgré les gestes mémoriels déjà accomplis par la France, comme la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin, Stora estime qu’il faudrait encore des « gestes forts, notamment sur la question du XIXe siècle ». Pourtant, même ces gestes ne suffiront pas, car ils risquent de devenir un « substitut à une reprise de lien politique ».

Une crise inédite sur fond de divergences politiques

La crise actuelle a été précipitée par des divergences politiques, notamment le soutien d’Emmanuel Macron au plan marocain pour le Sahara le 30 juillet 2024. Cette décision a installé les deux pays dans une « incompréhension ». Contrairement aux cycles de tensions et de dégels passés, cette crise « s’installe dans la durée ». 

Benjamin Stora la qualifie de « la plus importante depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962 ». Il souligne qu’elle s’éternise d’autant plus qu’il existe, des deux côtés de la Méditerranée, « des personnes, des organisations qui ont intérêt à ce que les choses ne se passent pas toujours très bien ».

L’instrumentalisation politique maintient la « plaie » ouverte

Ces tensions sont souvent alimentées par des « batailles politiques » internes. En France, certains acteurs politiques utilisent la question algérienne pour marquer leur position. En Algérie également, certains estiment qu’il faut « rompre le lien avec la France », même s’ils ne sont pas majoritaires. Cette instrumentalisation entretient « la flamme d’une mémoire douloureuse ». 

Benjamin Stora compare cela à des « fantômes dans les placards » qui s’échappent sans cesse, ou à une « plaie » dont on « empêche la cicatrisation » et qui « se ravive à chaque fois ». Ce contexte rend le travail de réconciliation d’autant plus délicat. Malgré la profondeur de la crise, une rupture diplomatique classique reste « très difficile d’entrevoir » en raison de l’imbrication forte des deux sociétés, avec des centaines de milliers de personnes circulant sans cesse entre les deux pays. Pour Stora, le point le plus important reste le « problème de la circulation des personnes entre les deux rives de la Méditerranée ».

En résumé, Benjamin Stora rappelle que le travail de mémoire, qu’il a largement contribué à structurer, est essentiel pour comprendre le passé et apaiser les mémoires plurielles. Cependant, il ne peut à lui seul effacer plus d’un siècle de relations complexes et ne saurait se substituer à une volonté politique de régler les différends actuels. 

La crise actuelle, sans précédent par sa durée, souligne que tant que la mémoire sera instrumentalisée politiquement et que les problèmes concrets comme la circulation des personnes ne seront pas abordés politiquement, la « plaie » restera ouverte. Comment construire une relation apaisée et une histoire partagée dans ce contexte de mémoires blessées et de divergences politiques persistantes ?. Il faut de la « patience » et avancer « pas à pas (…) avec la volonté politique de régler » la crise dans la longue durée.

Benjamin Stora au cœur d’une réconciliation difficile

Benjamin Stora joue un rôle central et reconnu dans le travail de mémoire concernant l’Algérie et la colonisation française. En tant qu’historien de renom et spécialiste du Maghreb contemporain, il a dédié une grande partie de sa carrière à l’étude de cette période complexe, contribuant à la fois à l’historiographie et à la structuration du débat mémoriel.

Son rôle principal consiste à œuvrer pour la reconnaissance des mémoires plurielles liées à la guerre d’Algérie, en cherchant à faire dialoguer les différents récits (Algériens, Français d’Algérie, Harkis, appelés du contingent) pour encourager une lecture lucide et apaisée de l’histoire.

Par ses nombreux ouvrages, il a contribué à briser les tabous et à analyser l’effacement de ce conflit dans le récit national français, le positionnant comme l’historien le plus reconnu sur l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et de la colonisation. 

En 2021, il a remis le « Rapport Stora » au président Macron, proposant 22 préconisations pour réconcilier les mémoires de part et d’autre de la Méditerranée, marquant une étape importante dans la volonté officielle de traiter cette question. Au-delà de son travail académique, il agit comme un médiateur dans les débats mémoriels, soulignant la nécessité de la connaissance historique pour surmonter les tensions.

Bien qu’il considère ce travail de mémoire « indispensable » et « nécessaire » compte tenu de l’histoire singulière marquée par des massacres, il souligne dans le contexte de la crise actuelle qu’il ne suffit pas à lui seul à résoudre les différends politiques et que la patience et la volonté politique sont également requises pour avancer. Il prône inlassablement la poursuite de ce travail pour conduire à l’apaisement des « mémoires blessées ».

Algérie / France, une tension instrumentalisée

Les différends entre l’Algérie et la France sont nombreux et complexes, profondément marqués par l’héritage de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Les points de discorde majeurs incluent la nature et la qualification de la colonisation, l’Algérie la percevant comme un « crime contre l’humanité » et un « génocide » tandis que la France a du mal à la qualifier ainsi. 

Un autre point très sensible est la reconnaissance des massacres commis par l’armée française et la question des excuses et de la repentance, l’Algérie exigeant des « excuses officielles » que la France se refuse à présenter, malgré des « gestes mémoriels ». 

Les désaccords portent également sur la question des archives coloniales, l’Algérie demandant un accès complet et leur restitution. La restitution des biens culturels et des restes humains est aussi une source de revendications pour l’Algérie. 

De plus, les « mémoires blessées » en France, divisées entre les anciens combattants, les Pieds-Noirs, les Harkis et l’immigration algérienne, rendent le travail de réconciliation délicat. Enfin, la mémoire est souvent instrumentalisée politiquement de part et d’autre, entretenant les tensions. Ces points de discorde restent profonds malgré les efforts.


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