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Au-delà du concret

Sans doute aucun, vivre est la plus pressante des questions pour l’Homme. C’est le point nodal de son approche de la vie et de l’existence. Vivre, sentir, espérer, rêver, créer, devenir… c’est cette démarche qui préside au concept même de vivre, dans ce qu’il implique comme volonté, comme prédispositions, comme engagement, comme persévérance, comme attentes et comme finalités. Comme souvent, toutes les grandes pensées et les grandes réflexions ont un commencement à la limite du futile et du dérisoire, nous pouvons ici poser cette question, somme toute, légitime : La vie doit-elle avoir un sens pour être vécue. Et qu’est-ce qu’un sens ? Est-ce cette somme de sensations et d’émotions que nous pouvons éprouver face aux jours et aux heures ? Est-ce notre imaginaire nourri à nos désirs les plus enfouis et nos aspirations et attentes les plus intimes ? Est-ce le sentiment d’appartenance à quelque grande famille humaine dont le principe fondateur est d’incarner le vivant ? Ou est-ce tout simplement la fatalité du hasard qui oblige cette entité vivante qu’est l’Homme de parcourir le temps et l’espace, avec un début et une fin, et au milieu de tout ceci, des événements, des accidents, des avancées, des arrêts, des reculs, des sauts dans le vide, des ratés, des hésitations, des questionnements, des décisions bonnes ou erronées, des rencontres et des déchirures, des rêves et des peurs, des croyances et des refus ?
Dans «Le mythe de Sisyphe», Albert Camus pose la question à rebours et fait un pied de nez aux idées reçues : «Il s’agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu’elle sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens.»

Dans un sens, un destin n’est jamais une punition. Nous pouvons le façonner à notre guise, selon notre volonté et selon notre capacité de résister et de refuser. Tout comme on peut changer le destin en offrande, avec l’acceptation, avec le désir d’éprouver sa destinée dans ce qu’elle a de plus profond, de plus cruel, de plus glaçant et de plus revigorant, avec constamment cette volonté de se dépasser, de se surpasser, d’aller au-delà de ses limites. Cela passe souvent par l’idée de la création, qui, elle, donne un sens au destin, dans ce sens également que créer, c’est nous donner la capacité de vivre deux fois son existence. Une fois avec ses contingences réelles et ses impératifs conscients. La deuxième fois avec l’imagination, avec le songe, avec l’art, avec la volonté de sublimer cette destinée et ce vécu en lui octroyant une ouverture sur l’inconnu, sur l’ouvert, sur ce qui ne peut être circonscrit, c’est-à-dire la capacité humaine de tout façonner et remodeler à l’infini, dans un désir intrinsèque de faire de sa vie une œuvre d’art, son œuvre d’art.

Dans ce cheminement, il est impératif de garder cette vérité en tête : «L’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret», comme le souligne Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. L’homme s’ouvre sur ce qui est tangible et concret et fait l’impasse, volontairement ou à son insu, sur sa volonté d’intellection face à ce qui se manifeste devant lui, dans sa vie. Il choisit, dans un sens, de ne pas raisonner, de ne pas soumettre cet aspect particulier du vécu à l’emprise de la raison. Il la transcende en ouvrant un nouveau champ des possibles : celui qui naît dans le cœur et dans l’esprit et qui s’adresse au cœur et à l’esprit, dans un élan de rêveries récalcitrantes aux exigences du réel. La pensée se situe ici au-delà du concret. Elle englobe le non-dit, le non-apparent, l’invisible, ce que l’on tait, ce qui ne peut se voir, parce qu’il prend corps loin de la perception première qui focalise uniquement sur ce que l’on touche de manière directe, ici et maintenant.

C’est là que l’on comprend que la pensée, quand elle est empreinte de la liberté du rêve, allant au-delà des impératifs de la raison, unifie le conscient et l’inconscient, drape le sentiment et son corollaire l’émotion d’une même aura, celle de la vision, qui se situe au-delà de la vue : «Penser, ce n’est pas unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié», précise Albert Camus. Une autre manière d’appréhender la vie et le vivant, de questionner les choses et les événements, une autre lecture de ce qui advient et de ce qui se joue devant nos yeux, une autre trajectoire pour la conscience qui ouvre devant elle des horizons capables d’ouvrir sur des territoires privilégiés.

C’est cela le rôle premier de la pensée quand elle naît pour unir et unifier à la fois la prise de conscience et l’éclatement de ce qui nous échappe, mais que nous pouvons penser, que nous pouvons réfléchir, que nous pouvons nourrir à notre imaginaire. «Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme», insiste Albert Camus, toujours dans «Le mythe de Sisyphe», à juste titre, car cet élan humain vers la clarté découle toujours et immanquablement de ce désir impérieux de clarté pour embrasser la vaste étendue de la vie et de l’existence dans ce qu’ils ont de fuyant, d’insaisissable et d’opaque. L’idée de l’Homme étant de faire entrer les réalités de son vécu dans une vision clarifiante, qui donne à chaque chose et à ses répercussions un sens précis, intelligible par ce même homme, qui ne peut concevoir la vie, dans son infinité de manifestations comme une somme unifié d’événements et d’immanences ayant un sens et une finalité à la fois claire et précise.

Cette approche peut donner le vertige. Elle peut engendrer un profond malaise face à cette vie et à ses ramifications nombreuses qui nous échappent en continu en multipliant les pistes de lecture et les tentatives d’intellection assemblant dans le même élan toutes les pièces de ce même puzzle que nous nommons notre existence : «Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée comme l’appelle un auteur de nos jours (Camus fait ici allusion à Jean-Paul Sartre), c’est aussi l’absurde», souligne l’auteur de «La chute». Cet absurde qui marque le point de discorde entre le désir de l’homme d’allier entendement de son univers et faculté de saisir ce qui lui échappe, avec cette idée du sens tragique de la vie, dans ce sens qu’elle peut n’avoir aucune autre finalité que le passage des heures et des jours, que l’incarnation dans le corps des réalités de nos désirs les plus enfouis avec leur lot de mystères et d’espoir.

Alors comment pouvons-nous allier absurde et espoir ? Comment accepter cette nausée et ce vertige que sont la vie et l’existence tout en ouvrant grands les portails du rêve et de la création dans ce même monde régi par le non-sens, qui en est l’essence et le terreau. Ce même terreau qui peut donner corps à des affleurements de beauté et de grandeur face à ce qui nous écrase de tout son poids, cet inconnu drapé d’aberration, qui nous sommes à la fois de nous résigner quand la force vitale nous manque et de nous dépasser parce que nous avons en nous cette étincelle qui refuse de s’éteindre ? «L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas», insiste Albert Camus, qui montre ici de manière limpide le fond même de cette équation à zéro inconnue, puisque l’on touche ici du doigt le fondement même de cette dualité entre absurde et espoir : le refus, la faculté de dire non, la force de résister, ce qui est l’apanage de ce Sisyphe, condamné à rouler son roc vers un sommet qui se dérobe en continu, face à une masse menaçante qui dévale la pente et qui risque dans chaque chute d’écraser et d’écrabouiller ce gladiateur de l’espérance, qui finit par comprendre que sa destinée n’est pas une punition, mais un jeu ludique, un pied-de-nez fait au destin même, et qui entame sa ronde ironique avec cette immense pierre qu’il pousse vers les hauteurs, à la force du jarret, avec la certitude de la joie du joueur qui s’amuse de ce que les dieux pensaient être son châtiment. C’est cela l’absurde. C’est cela la marque de l’espoir. C’est cela la rédemption par le jeu. C’est cela faire de sa vie son œuvre la plus intime. «L’oeuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. Si le monde était clair, l’art ne serait pas».
Tout le cheminement de l’homme est dans sa marche vers cette clarté qui ne peut se révéler que sporadiquement, par la création. La création de sa propre vie, la création de son existence propre, la création de son destin unique.


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