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Algérie : L’affaire Belghit révèle les fractures identitaires

Après ses propos polémiques, l'historien Mohamed El Amine Belghit poursuivi pour discours de haine et atteinte aux symboles

Par Mohammed Taoufiq Bennani


Une crise d’ampleur, mêlant questions identitaires profondes et tensions diplomatiques inattendues, a éclaté en Algérie à la suite d’une interview télévisée diffusée le 1er mai 2025. Le déclencheur ? Les déclarations controversées d’un professeur d’histoire, Mohamed El Amine Belghit, qui a tenu des propos explosifs sur l’identité amazighe, les qualifiant notamment de “projet idéologique sioniste et français”. 

Il faut noter que déjà la position officielle de l’État algérien vis-à-vis de la question amazighe révèle une ambiguïté profonde. D’un côté, l’amazighité est pleinement reconnue dans la Constitution comme l’un des fondements de l’identité nationale aux côtés de l’islam et de l’arabité, avec la langue Tamazight élevée au rang de langue nationale et officielle, et des institutions comme le Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA) chargées de sa promotion. 

D’un autre côté, les autorités mènent une lutte intransigeante contre le MAK, un mouvement indépendantiste kabyle qui revendique la spécificité amazighe pour contester l’appartenance de la Kabylie à l’Algérie. Le pouvoir voit dans le MAK non pas une simple expression culturelle, mais un projet séparatiste instrumentalisé par des puissances étrangères, visant à diviser le pays. 

Cette dualité crée un discours étatique paradoxal : valoriser l’amazighité comme richesse nationale tout en soupçonnant certains de ses porteurs d’aspirer à la rupture, alimentant ainsi la méfiance et le flou autour de la sincérité de cette reconnaissance. Mohamed El Amine Belghit, voulant s’alligner à ce deuxieme volet de la position officielle, c’est emmélé les pinceaux en niant catégoriquement la culture amazigh, la considérant comme un projet franco-sioniste qu’il faut bannir de tout débat.

 

Les déclarations explosives

Lors de cet entretien diffusé le 1er mai, Mohamed El Amine Belghit a tenu des propos radicaux sur l’amazighité. Il a affirmé sans détour : « Il n’y a pas de culture amazighe. C’est un projet idéologique sioniste et français par excellence. Il n’existe rien qui s’appelle amazighité ». Selon lui, « Il y a les Berbères, qui sont des Arabes anciens selon les grands historiens de l’Orient et de l’Occident ».

Il a ajouté une perspective historique alternative et politique à ses affirmations. Il soutient que « Les Berbères, comme les Libyens et les Algériens, sont selon les sages, les héritiers des Phéniciens cananéens ». Quant au « projet amazigh », il le considère comme « une tentative de démolition du Maghreb arabe au profit d’un Maghreb francophone ». Pour lui, l’amazighité est un « projet politique dont l’objectif est de saper l’unité du Maghreb arabe, au service d’un projet français visant à imposer un Maghreb francophone ». Il a conclu sa pensée sur les origines en disant : « Nous remontons à nos origines phéniciennes cananéennes, et c’est le secret entre nous et nos adversaires, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ».

Ces déclarations ont été perçues comme une attaque directe contre l’un des trois piliers fondamentaux de l’identité nationale algérienne, tels qu’inscrits dans la Constitution : l’islam, l’arabité et l’amazighité. Beaucoup ont vu dans ces propos une atteinte directe à l’une des composantes essentielles de l’identité nationale. Face à la diffusion virale de l’extrait vidéo sur les réseaux sociaux, l’indignation a été large.

 

La réponse judiciaire immédiate

Le procureur de la République près le tribunal de Dar El Beïda à Alger a rapidement réagi. Quelques jours après l’interview, le 3 mai 2025, il a été annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire.

Dans un communiqué officiel du tribunal de Dar El Beïda, la décision de poursuivre Mohamed El Amine Belghit a été expliquée. Le parquet a considéré ses propos comme « une atteinte flagrante aux principes fondamentaux de la société algérienne et un danger pour l’unité nationale ». Le procureur a estimé que ces déclarations constituaient « une violation flagrante des principes généraux qui régissent la société algérienne consacrés par la Constitution, une atteinte à une composante essentielle de l’identité nationale, et une violation flagrante de l’unité nationale ainsi que des symboles et constantes de la nation ».

 

Charges graves et détention provisoire

L’enquête préliminaire a conduit à l’arrestation de l’historien. Il a ensuite été présenté devant la justice le 3 mai 2025. Mohamed El Amine Belghit est désormais poursuivi pour de lourdes charges criminelles et délictuelles. Parmi elles figurent une « atteinte à l’unité nationale », spécifiquement qualifiée de “crime de commission d’un acte visant l’unité nationale par une action visant à attaquer les symboles de la nation et de la République”. Il est également poursuivi pour “atteinte à l’intégrité de l’unité nationale” et pour “diffusion de discours de haine et de discrimination par le biais des technologies de l’information et de la communication”.

Après avoir été interrogé par le juge d’instruction du tribunal de Dar El Beïda, ce dernier a ordonné son placement en détention provisoire. Une incarcération en attendant l’issue du vaste dossier judiciaire ouvert contre lui. Le procès s’annonce particulièrement sensible, car il touche à des débats identitaires qui ressurgissent régulièrement en Algérie.

 

Crise diplomatique inattendue

Les déclarations de Mohamed El Amine Belghit n’ont pas seulement provoqué une onde de choc interne, elles ont également eu un effet géopolitique, déclenchant une crise diplomatique entre l’Algérie et les Émirats Arabes Unis. L’Algérie a réagi avec virulence contre les Émirats, les accusant d’avoir offert une plateforme médiatique à des propos considérés comme une attaque contre la nation algérienne.

 

L’Algérie fustige les Émirats

La télévision publique algérienne a mené une attaque cinglante contre la chaîne Sky News Arabia (basée à Abou Dhabi) et le pays qui la finance. Dans un communiqué au ton qualifié de particulièrement violent, et utilisant un langage décrit comme “hostile” et “vulgaire” par des observateurs, la télévision a fustigé les Émirats.

Elle a déclaré que « Les propos diffusés représentent une tentative grave de remise en cause des fondements historiques et identitaires du peuple algérien. La diffusion de tels discours sur une chaîne connue pour ses positions hostiles prouve la volonté de semer la discorde ». Le ton a encore monté. Les Émirats ont été décrits comme une « petite entité artificielle », une “duweileh” (petite entité/état), et même une « duweileh artificielle » ou des « entités hybrides dépourvues de racines et de véritable souveraineté ». La télévision a affirmé que les attaques de cette entité “ne sont qu’un produit de leur manque de racines et de souveraineté véritable”. L’accusation est grave : « Les Émirats sont devenus des usines à idéologies toxiques, instrumentalisant des marchands de l’Histoire ». D’autres descriptions les présentent comme “des usines de sédition et de diffusion de poisons idéologiques”.

La télévision publique algérienne a qualifié l’atteinte à l’unité du peuple algérien non pas de simple abus médiatique, mais d’une “agression touchant les valeurs, la souveraineté et le destin commun”. Elle a suggéré que cette attaque vient “uniquement pour récolter plus de loyauté pour ceux dont la stabilité et le progrès de l’Algérie perturbent le sommeil”. Elle a également affirmé que l’Algérie “ne restera pas les bras croisés” face à ce qu’elle a “offert à la duweileh artificielle”, mais qu’elle “rendra coup pour coup, comme le font les fiers”.

Pour de nombreux analystes, cette réaction virulente traduit un profond malaise au sein du pouvoir algérien. Confronté à de nombreuses tensions internes, le pouvoir serait tenté de projeter les causes de ces désordres vers l’extérieur.

 

Au cœur du débat, l’identité algérienne

L’affaire Belghit ne fait que raviver des passions anciennes. La question amazighe est un sujet sensible en Algérie depuis l’indépendance. Bien que la langue Tamazight ait été reconnue comme langue officielle en 2016, certains milieux continuent de contester sa légitimité. Ces contestations se font souvent au nom d’une lecture arabisante ou unitariste de la nation.

Des thèses controversées, comme celles des “origines phéniciennes”, sont régulièrement remises sur la table des débats. Elles circulent notamment sur les réseaux sociaux et sont souvent utilisées en réaction aux revendications culturelles et linguistiques amazighes, que certains perçoivent comme séparatistes. Pour certains, cette thèse phénicienne confirme l’identité arabe du pays face à ceux qui voient les Arabes comme des envahisseurs.

 

La cohésion nationale en danger

L’affaire Belgheit a provoqué une vague d’indignation chez des activistes, chercheurs et journalistes, qui ont décrit ses déclarations comme provocatrices et à visées politiques. Certains ont appelé à une enquête pour atteinte aux constantes nationales, établissant un parallèle avec l’affaire de l’écrivain Boualem Sansal. Il a été suggéré que Belghit avait pratiqué une “incitation ethnique” sur une plateforme médiatique connue pour ses “antécédents dans le ciblage de la souveraineté algérienne”. Ce comportement, selon eux, dépasse le cadre de la liberté d’expression pour s’inscrire dans une “atteinte à l’unité de la nation”. L’avocat Hashem Sassi a mis en garde contre le moment et le lieu des déclarations, suggérant que leur diffusion sur une chaîne émiratie dans le contexte géopolitique actuel donne l’impression qu’un “clou de la trahison” est planté de l’intérieur pour démanteler la cohésion nationale.

 

Une affaire révélatrice

L’arrestation de Mohamed El Amine Belghit dépasse largement le cadre individuel. Elle met cruellement en lumière les tensions persistantes autour de l’identité nationale en Algérie, le rapport complexe à l’Histoire, et les défis de la liberté d’expression dans l’Algérie contemporaine.

Le discours officiel à double face révèle une Algérie fracturée. Entre instrumentalisation politique, enjeux diplomatiques brûlants et fractures culturelles profondes, l’affaire ambiguë de Belghit est le miroir d’une société algérienne qui cherche encore son équilibre entre ses composantes diverses. Elle rappelle, avec force, que dans les débats intenses sur la mémoire et l’identité, les mots portent un poids considérable. Et parfois, ils ont aussi un prix élevé.


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