Abdelkader Moutaâ : La voix d’un peuple qui ne s’éteint pas
Par Kenza El Mdaghri
Il y a parfois des disparitions qui éclairent autant qu’elles attristent. Le mardi 21 octobre 2025 à Casablanca, Abdelkader Moutaâ est parti à 85 ans, laissant une empreinte vive dans la mémoire collective. L’annonce, confirmée par sa famille, a immédiatement réveillé tout un pan de notre histoire culturelle, celle d’un acteur qui avait appris à parler juste avant de parler fort, et qui avait fait de la scène et de l’écran un miroir de la société marocaine.
On se souvient d’abord d’un itinéraire façonné par l’effort et la dignité. Né en 1940 et grandi dans le Derb Sultan populaire, Moutaâ quitte l’école très tôt pour subvenir aux besoins des siens. C’est dans le scoutisme et les premières troupes qu’il découvre le théâtre, cet art simple et exigeant qui le révèlera. Il rejoindra la troupe de Maâmoura au début des années 1960, forgera sa voix à la radio nationale et s’imposera, sans tapage, comme l’un de ces artisans qui bâtissent un répertoire et une tradition de jeu.
Au cinéma, son nom reste attaché à Wechma de Hamid Bennani, œuvre fondatrice de 1970 qui a donné au septième art marocain une grammaire, une respiration et un horizon. Ce rôle a fixé une silhouette, un regard, une présence. Il traversera d’autres films marquants et une filmographie qui a jalonné la maturation d’un cinéma national reconnu dans les circuits de référence.
À la télévision, une génération entière a appris son nom à travers celui de Taher Belferiat, figure culte de « Khamsa w Khmiss » à la fin des années 1980. Ce personnage, mélange d’ironie tendre et de sagesse populaire, a fait de Moutaâ l’ami du salon familial, l’invité régulier des soirées où l’on rit et l’on réfléchit. Le comédien y travaillait une vérité rare, celle d’un jeu qui ne force jamais, d’une émotion tenue, d’une fidélité au réel qui ne sacrifie ni la nuance ni l’exigence.
Les dernières années furent plus silencieuses. L’acteur s’était retiré, atteint par une cécité progressive dont il parlait peu et qui l’éloignait des plateaux sans jamais le détacher de ce qui faisait sa vocation. Ce retrait ne fut pas un effacement, plutôt une pudeur. Il a continué d’habiter ses rôles par la mémoire de ceux qui les avaient aimés.
La nouvelle de sa disparition a suscité un hommage à la hauteur de l’artiste, depuis les professionnels jusqu’au grand public. Hier encore, la nation a souligné l’importance de cette œuvre et de cette trajectoire. Ce jeudi 23 octobre, S.M. le Roi Mohammed VI a adressé un message de condoléances et de compassion à sa famille et à la famille artistique marocaine, saluant un parcours pionnier qui a marqué les scènes théâtrale, télévisuelle et cinématographique pendant des décennies. Ce geste dit, mieux que tout, la place prise par Abdelkader Moutaâ dans notre patrimoine vivant.
Écrire aujourd’hui sur Moutaâ, c’est écrire sur une certaine idée de l’acteur au Maroc. Ni star lointaine ni simple interprète, il aura été un passeur. Il prenait des textes et des situations pour en faire des vies, des voix, des gestes que le pays reconnaît aussitôt. Il aura accompagné l’émergence d’un théâtre exigeant et d’un cinéma conscient de ses responsabilités, tout en gardant cette humilité qui fait la différence entre l’éphémère et l’essentiel. Et si l’on cherche ce qu’il laisse, on trouve d’abord un style, cette capacité à rendre présent ce que la société peine parfois à dire par elle-même.
Le deuil est grand, l’héritage l’est davantage. Les dates et les titres racontent une carrière, mais le public retient autre chose, plus simple et plus précieux. Il retient la justesse d’un regard, la densité d’une voix, la probité d’un engagement. Abdelkader Moutaâ a refermé la porte d’une loge, mais sa lumière continue d’éclairer la scène. Nos mémoires feront le reste, parce que les grands artistes ne partent pas vraiment, ils restent là où leurs rôles continuent de respirer. Et c’est sans doute la meilleure des nouvelles dans une journée de tristesse.
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